JEAN-MICHEL HUET . PSYCHANALYSTE
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Les infinies raisons de Léonard

    Léonard de Vinci ! Depuis cinq siècles l’homme fascine et interroge tous ceux qui ont un intérêt pour l’histoire, la peinture, les sciences ou tout simplement l’humain. Reconnu comme "génie universel", "légende en son propre temps", considéré comme l’initiateur de la "haute renaissance", on retrouve son influence chez Raphael, Fra Bartoloméo ou Andréa Del Sarto. Mais surtout, à travers les siècles se perpétue  sa trace lumineuse, chevelure de la comète, pourrait-on dire, qui impressionne, imprime sa marque sur des personnalités aussi diverses que Rubens, Prud’hon, Goethe, Valéry et Groddeck, sans omettre bien sûr Freud qui nous réunit ici.

    Cependant ce modèle de l’homme universel, du chercheur scientifique doublé d’un artiste et d’un poète, se présente à nous comme un paradoxe en tant que peintre il n’a produit qu’un petit nombre d’oeuvres, une douzaine environ dont un tiers est perdu. Sur le plan scientifique, sa curiosité insatiable l’a amené à s’intéresser, le mot est faible pour qualifier l’ardeur de Léonard, disons plutôt à se passionner furieusement pour les multiples questions que pose l’univers. Passion furieuse qui a noirci bien des feuillets, plus de trente mille, dont la moitié est perdue et sur lesquels on trouve pêle-mêle des notes relatives à l’astronomie, la géométrie, la mécanique ou la botanique. Léonard de Vinci, art et techniques de l’art.

    C’est tout de même par l’expression picturale que nous conservons de Léonard une image indélébile, particulièrement illuminée par le sourire de la Joconde. Cette image est d’autant plus étrange qu’elle s’étaye sur peu  d’oeuvres. Cette faible productivité peut être mise sur le compte de l’angoisse qui l’habitait lorsqu’il peignait. Ses oeuvres, faites sur commande, semblent frappées d’une malédiction qui les condamne à rester inachevées. La terreur de l’imperfection menait Léonard bien loin de son propos initial, l’entraînant dans des investigations scientifiques, des observations de plus en plus minutieuses qui étouffaient sa création artistique. Ainsi, il mit dix ans à réaliser la sainte Anne. pourtant encore inachevée; de même il conservera la Mona Lisa, pour lui toujours imparfaite.

    Ce processus de création, si douloureux et si lent, sera encore plus problématique lorsqu’il s’agira pour Léonard de fresques et de sculptures. Ainsi une commande de Ludovic Sforza ne vit finalement jamais le jour. Léonard désirait, dans cette réalisation, surprendre le monde et peut-être dépasser là aussi son maître Verrochio, connu surtout par ses sculptures. Il devait réaliser une statue équestre qu’il voulait non seulement d’une beauté incomparable mais encore plus audacieuse que toutes celles jamais conçues: deux fois plus grande que les monuments existants mais surtout cabrée, les deux membres antérieurs soulevés au-dessus du sol. Après de nombreuses observations de chevaux, après de longues recherches sur la pesanteur, il dut abandonner une partie de son ambition: le cheval fougueux finit par marcher au pas!

    Dix ans après le début de son projet une maquette sans aucun doute splendide puisqu’elle lui valut la célébrité dans toute l’Italie, fut conçue. Hasard malveillant ou lassitude du créateur, jamais le bronze n’immortalisera cette création: la maquette fut engloutie dans la rage destructrice des français envahisseurs et seuls de nombreux croquis viennent témoigner de ces quinze années d’activité autour du grandiose mais fantomatique monument. Cet inachèvement, bien dans la façon de Léonard, est un échec pour le sculpteur et l’ingénieur, mais reste un triomphe pour le dessinateur.

    D’autres formes d’expression ont permis à Léonard de donner à voir son génie. Arts éphémères dont seuls les échos nous permettent de penser que là aussi il pouvait exceller. Chorégraphe, il était recherché pour l’organisation des fêtes de cette renaissance libertine. Costumier, son imagination et sa méticulosité lui permirent la réalisation de divers apparats originaux.

    Plus "sérieuses" semblent être les bases qu’il a jetées sur la science de l’art. Meizi, le compagnon de la fin de sa vie, parvint à extraire de la fourmilière des notes léonardesques, le traité de la peinture, paru seulement en 1817. Des conseils nombreux, peu organisés jalonnent ce traité.

    Quel démon poussait Léonard à réunir ces recommandations diverses, ces éléments de technique, au milieu d’études sur le vol des oiseaux ou sur l’ architecture? Le terme de traité parait prétentieux tant les remarques semblent disparates et mal organisées. Sa forme et son expression tendraient à montrer qu’il était pourtant réellement destiné aux peintres, à "Ceux qui sont amoureux de la pratique sans avoir la science, (qui) sont comme le pilote qui monte à bord sans gouvernail et sans compas et ne sait jamais avec certitude ou il se dirige."

    Ses conseils portent sur la forme "...il faudrait montrer les vieillards avec leurs mouvements lents, maladroits, les jambes courbées au genou quand ils se tiennent debout...l’échiné pliée bien bas...il faudrait représenter les femmes dans des attitudes modestes, jambes serrées, bras croisés, la tête baissée et penchée de coté..." Il peuvent être plus techniques: "lorsqu’il faut dessiner d’après la nature, il convient de se tenir à une distance égale à trois fois la dimension du sujet à dessiner" ou encore "tout objet opaque qui est incolore emprunte la couleurs de ce qui lui est opposé comme c’est le cas d’un mur blanc..." (1)

    Mais en définitive ce traité parait bien dérisoire face à l’oeuvre artistique de Léonard: Eisler montre bien que si il avait suivi les principes de son traité Léonard n’aurait jamais pu nous donner les oeuvres dont nous nous réjouissons. Ce traité si difficile d’exploitation de par son manque d’organisation demeure portant une pierre de touche sur laquelle plusieurs artistes se sont penchés et se penchent toujours. Sans doute devait-il contribuer au projet ambitieux de Léonard: la réhabilitation de la peinture comme art à part entière et même parfois comme science, science de l’observation dont il fut sans doute le plus grand prophète.

Inventions et projets techniques.


    Mais cet artiste hors pair consacra également une grande partie de son temps aux travaux d’ingénieur. Spécialiste en génie militaire, il conçut pour Sforza et la défense de Milan des machines de guerre révolutionnaires; on trouve même dans ses traités le projet d’un char d’assaut fermé, activé, par pédalage, ancêtre de nos chars modernes. Les études qu’il consacra à l’artillerie et à la balistique amenèrent Léonard à revoir l’architecture militaire traditionnelle, désormais confrontée à de nouvelles armes à feu.

    Il montra qu’il devenait indispensable d’augmenter l’épaisseur des murailles et de définir l’angle d’incidence des projectiles. Cela le conduisit à proposer de réduire la hauteur de l’ensemble des ouvrages défensifs au point de les enterrer ou de les immerger en partie, et d’arrondir les angles des fortifications afin d’amortir l’impact des projectiles. Les études sur la forteresse circulaire du Codex Atlanticus représentent l’aboutissement de ces travaux.

    Mais les techniques de guerre n’étaient pas les seules à captiver son intérêt. Ses écrits recèlent d’innombrables projets d’inventions de tous ordres allant de la machine volante aux chaussures aquatiques, auxquelles les palmes de plongée actuelles ressemblent fort, sans oublier toutes les améliorations proposées pour les outils de métier.

    Léonard également fit montre de talents d’urbanistes et d’architecte. Il proposa d’entourer Milan d’une enceinte supplémentaire. L’esquisse extraite du Codex Atlanticus nous révèle un plan conçu comme une vue aérienne de la ville, perspective de dessin encore inconnue à cette époque. Après l’épidémie de peste qui sévit dans la ville en 1484-1485, Vinci proposa au More de désagréger le réseau urbain, trop dense et insalubre. Il élabora les plans d’une ville idéale, bâtie au bord d’un fleuve, avec des rues larges, destinées les unes aux véhicules et les autres, surélevées, aux piétons. Ses talents d’architecte apparaissent notamment dans le manuscrit B, que certains considèrent comme une ébauche de traité d’architecture. On y trouve de nombreuses études pour des édifices à plan central, l’une des conceptions architecturales favorites de Léonard. Mais aussi, des projets plus techniques comme celui d’une écurie équipée d’un système de remplissage automatique des mangeoires. Il travailla également aux plans de la cathédrale de Milan et en particulier aux projets d’édification de la tour lanterne du dôme pour laquelle depuis 1390 on cherchait un moyen de soutenir la masse de la coupole, sans y parvenir. Léonard soumit ses plans au duc puis, doutant de lui, les retira.

    Pendant son séjour à Milan, on sait que Vinci s’intéressa aussi aux mathématiques et à la géométrie appliquée. Il se pencha également sur les problèmes de physique, d’astronomie et d’optique, effectua des études de géologie et de cartographie. Il semble avoir été émerveillé par l’eau en général: il étudia attentivement ses mouvements et ses propriétés et conçut de nombreux projets visant à détourner les fleuves de leur cours ou à les relier entre eux, ou encore à irriguer une vallée. On raconte qu’il lui arrivait de passer des heures accroupi près d’un fossé, l’oreille collée à un tuyau enfoncé dans l’eau, écoutant les sons émanant de l’onde. Les dessins représentant le déluge attestent, sous une autre forme, de cette fascination.

Les sciences naturelles.


    Les sciences naturelles ont également capté la curiosité de Léonard, peut-être en ce sens qu’elles s’imposent d’emblée à l’attention, le monde qui entoure chacun ne cessant de poser de multiples questions, exhibant avec insistance une énigme qui elle-même ne pourra qu’interroger toujours plus. L’infini de l’univers ne se laisse épuiser et jette à la face du chercheur un défi qu’il ne peut que relever, car c’est bien de défi dont il s’agit ici pour Léonard. Il s’intéresse au soleil comme à la lune mais surtout à la terre dont il cherche à définir la place dans le cosmos. Pour lui, la terre est comme un être vivant dont le corps est "de la nature du poisson, comme le cachalot ou la baleine, car elle respire de l’eau au lieu de l’air". Il tente d’expliquer la formation des montagnes et des vallées et, à partir d’un sac de fossiles que lui ont vendu des vilains, en arrive à la conclusion que "sur les plaines d’Italie où volent aujourd’hui des nuées d’oiseaux vivaient jadis des multitudes de poissons". Ce qui lui permet de marquer son désaccord avec le déluge biblique en posant qu’"aucun miracle ne peut modifier les lois de la nature". Déclarations sans grand danger à l’époque car si la Sainte Inquisition existe bel et bien, elle est encore loin des ardeurs de la contre réforme et ne consacre son temps qu’aux survivances paîennes des sorciers campagnards.

    La zoologie et la botanique sont également dans les préoccupations de Léonard mais à la différence de la géologie où une ébauche de recherche originale avait commencé, il se contente de descriptions et d’idées reçues. Dans son bestiaire, les animaux incarnent les vices et les passions humaines ou reprennent les superstitions en usage à l’époque, sans une once de critique. Il cite ainsi le basilic qui tue ses ennemis par le regard et le calendrin qui détourne la tête si on le place au chevet d’un malade condamné. La contribution majeure de Léonard ne se situe donc pas en ce domaine.

    En revanche, les sciences que sont l’anatomie et la physiologie humaines lui doivent davantage. Il se montrera un chercheur enthousiaste que n’arrêteront ni la réprobation s’attachant à la pratique de la dissection, ni les dangers d’infection qu’il ne convient pas de minimiser. A la fin de sa vie, Léonard avouera avoir disséqué "plus de trente cadavres d’hommes et de femmes". La dissection, souvent sur des cadavres encore chauds, lui permet une description fort complète de l’anatomie osseuse et musculaire, mais aussi une ébauche de compréhension de la physiologie du corps humain.

    A ce sujet, il nous parait utile de montrer comment Léonard parle de ses travaux d’anatomie:
"Et ce vieillard, quelques heures avant sa mort, me dit qu’il avait plus de cent ans et qu’il ne ressentait aucun maux dans sa personne en dehors de la faiblesse; et ainsi se tenant assis sur un lit de l’hôpital de Santa Maria Nuova à Florence, sans autre mouvement ou symptôme de malaise, il sortit de cette vie. Et j’en fis la dissection, pour voir la cause d’une mort si douée et je trouvais qu’il s’était éteint par manque de sang dans les artères qui nourrissent le coeur et les membres inférieurs, que je trouvais parcheminés, ratatinés et desséchés.Et je fis cette dissection très rapidement et avec une grande facilité, parce qu’il était dénué de la graisse et des humeurs qui nuisent assez à la connaissance des parties" (Anat. B-10 V) Cette citation montre bien tout le soin et le sérieux avec lesquels Léonard poursuit ses recherches mais elle indique également le sadisme d’un homme qui discute au chevet de ses "futurs disséqués" en attendant leur trépas pour assouvir sa curiosité scientifique.

    Ses dessins de la disposition osseuse et musculaire sont remarquables et encore utilisables à ce jour, ceci sans préjuger de leur intérêt artistique qui sort de notre propos. Ses travaux le conduisent aussi à la description de la vie foetale, il observe le développement de l’enfant dans le liquide amniotique et le compare à une terre émergeant peu à peu de la mer. Il en étudie la position, les organes et les vaisseaux sanguins. Cependant il ne remet aucunement en question les idées populaires associées à la naissance, comme par exemple la relation entre les émotions de la mère et la présence de marques chez l’enfant.

    C’est à l’occasion de son étude sur le coeur qu’il passera le plus près d’une découverte fondamentale en physiologie, à savoir la circulation sanguine. Dans cette étude, il se réfère à ses recherches sur l’hydraulique et l’écoulement des eaux. Il s’oppose à la théorie pneumatique de l’érection qu’il attribue à la pression sanguine. Il dégage bien le rôle de pompe qu’assure le coeur mais ne peut arriver à interroger la véracité de la théorie en cours selon laquelle le sang s’écoulerait toujours vers la périphérie du corps à travers les veines et les artères.On peut donc dire en conclusion que les centres d’intérêt de Léonard étaient fort nombreux et si divers qu’il nous parait vain de vouloir les re-cancer: disons que tous les domaines de la science ont été abordés par lui. et que ses notes en miroir reflètent bien des découvertes des temps modernes. Toutefois, cet investigateur génial semble être un chercheur d’une étrange espèce: dès que le but parait se rapprocher, il abandonne ses investigations et se passionne pour autre chose. A regarder son oeuvre scientifique de plus près, on s’aperçoit qu’il n’a laissé aucune théorie scientifiquement valable, qu’il n’a écrit aucun traité susceptible de transmettre et de renouveler un savoir, que ses réalisations techniques, plus inspirées que calculées, semblent destinées à avoir le même destin que ses tableaux: rester dans la mémoire des hommes comme des objets uniques et irremplaçables. Or, ce qui est bon pour la peinture et l’art en général, devient un handicap lorsqu’il s’agit de savoir et de transmission scientifique.

Léonard et la raison.


    Le rapport que Léonard entretient avec la science est donc loin d’être simple: malgré d’indéniables et courageuses découvertes en anatomie, malgré des études et des réalisations en géologie, en urbanisme et en hydraulique, enfin malgré un savoir étendu en mathématique, Léonard n’a, à vrai dire, rien légué ou presque au patrimoine scientifique de son temps. C’est à dessein que nous employons cette expression "patrimoine" signifiant "héritage qui vient du père", le langage nous rappelant ainsi combien la démarche scientifique est étroitement liée à la fonction paternelle.

    Etre de mystère, Léonard nous offre entre autre l’énigme d’un homme qui a anticipé de multiples découvertes et applications de la science moderne, sans jamais pouvoir en formuler une seule dans les termes requis: ou bien il accumule, selon un ordre capricieux, des observations pénétrantes mais ne peut. ou ne veut. systématiser son travail, ou bien il est capable d’une observation méthodique, celle du mouvement par exemple, mais c’est au moment de la conceptualisation qu’il échoue. (Ne pouvant déboucher sur la physique de l’étendue - c’est à dire - d’un objet mathématique posé à priori et re-présentant l’espace où se meuvent les objets - il donnera une théorie fausse du plan incliné).

    On voit donc que, bien qu’il tempère son souci du concret par l’importance qu’il accorde aux mathématiques comme paradigme de la connaissance scientifique, Léonard n’est capable ni de formaliser ni de transmettre 1’ énorme savoir qu’il semble se plaire à accumuler pour lui seul. Nous reviendrons plus loin sur cette impossibilité à transmettre le savoir, décelable en particulier dans l’oubli où tombèrent ses seules découvertes indubitables, à savoir ses planches d’anatomie; mais pour l’instant, attardons nous à ce pas que Léonard ne peut franchir: celui de la formalisation.

    Pourquoi cet amoureux de la nature, qui sait si bien la regarder, qui ose si courageusement l’interroger, échoue-t-il au moment de la mettre en signes? Ce n’est pas une question de manque d’audace dans l’observation, ni même dans la réflexion. Freud, parmi d’autres, insiste sur la puissance et la liberté de curiosité de Léonard, sur son activité investigatrice qu’il qualifie "du plus haut épanouissement de sa personnalité". Il s’agit donc d’autre chose, de ce mouvement qui passe de la collection d’observations à l’énoncé d’une loi. "Formaliser" nous apprend le dictionnaire, signifie "axiomatiser" et désigne "l’acte mental aboutissant à la création d’un schéma abstrait". La formalisation nécessite bien un travail, celui qu’il faut accomplir pour parvenir à la métaphore scientifique. Mais cette métaphore, pourquoi Léonard en est-il incapable? Et tout d’abord qu’est-ce qu’une métaphore scientifique? Quelle démarche la science suit-elle face à cette nature que Léonard, de l’aveu même de Freud, considère comme une mère dont il veut connaïtre tous les secrets?

    Nous nous posions toutes ces questions lorsque nous sommes tombés par hasard (mais y a-t-il vraiment un hasard?) sur l’article d’Isabelle STENGERS intitulé "Comment parler de nouveau en physique?". Cet article, paru dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse (2), s’intéresse principalement à l’épistémologie de la physique contemporaine, c’est pourquoi nous ne nous attarderons pas sur le corps de son propos. STENGERS est à priori bien loin des concepts analytiques puisqu’elle est chimiste. Elle a écrit avec Ilya PRIGOGINE, prix Nobel en 1977, un livre qui s’appelle "La nouvelle alliance" et qui traite du même sujet (3).

    L’article en question répond à nos interrogations ou pour le moins nous indique la piste à suivre: STENGERS remarque que la catégorie de la connaissance scientifique est née avec le principe de raison suffisante: à savoir l’axiome que Leibnitz énonce en ces termes: "L’effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable". Dit autrement, il signifie que. si l’on suppose abolies toutes les perturbations, jamais aucun effet ne peut être supérieur à sa cause, bref. que jamais de l’incompréhensible ne peut surgir.

    Ce principe, STENGERS le critique à juste titre: le développement de la science montre de plus en plus que seul Dieu pourrait considérer le monde comme une équation, comme un phénomène entièrement déterministe. Pour le scientifique, tout se passe comme si parfois la nature se décidait au hasard, créait un effet imprévu dont les causes demeurent à jamais obscures. On voit donc que ce principe de raison suffisante, soit force le scientifique à se prendre pour Dieu (et la caricature du scientisme incarné par le pharmacien HOMAIS en est un exemple), soit conduit à sa propre négation: il faut accepter le surgissement de l’inconnu, du nouveau, de l’inattendu. Ce n’est pas pour autant que ce principe est abandonné par les scientifiques: toutes ces questions, qui font la trame du livre de PRIGOGINE et STENGERS ainsi que celle de l’article cité. Chaque homme de science y répond selon sa propre conception du monde. Mais il v a une chose dont il ne démordra jamais, en tout cas s’il veut rester scientifique, c’est qu’une fois surgi, ce nouveau va devoir se plier au travail scientifique, va devoir obéir au principe de raison suffisante, bref va devoir se plier à des lois - même si pour exprimer ces lois le calcul des probabilités devient l’outil indispensable.

    Nous touchons là, à un niveau plus profond, ce qui fait l’essence et la possibilité de la démarche scientifique: le monde, la nature, est considérée comme un objet "fait pour" être compris avec les instruments de la science. En d’autres termes la nature doit répondre aux questions du chercheur et si elle ne le fait pas, ce n’est pas par mauvaise volonté mais parce que la question était mal posée. Ce n’est plus la Sphinge qui questionne  mais Oedipe qui l’interroge et se dit qu’en réfléchissant un peu il finira bien par comprendre ce qu’elle veut. Ce pari, cet axiome, cet état d’esprit face à la nature peut paraître incroyablement naïf mais les réussites de la science sont là pour indiquer sa part de vérité; à l’inverse, il peut paraïtre aller de soi (notamment dans le discours scientifique d’où le sujet est exclu et qui offre une vision mathématique du monde). Et pourtant, il n’a cessé d’intriguer les plus grands savants: Leibnitz que nous citions tout à l’heure, s’interrogeait déjà sur la plausibilité de ce jugement qui veut que la nature réponde aux questions de l’homme. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de noter que ses réflexions le conduisent à s’interroger sur Dieu. Nous ne pensons pas qu’il faille y voir uniquement la marque de son siècle, nous y reviendrons par la suite. Plus récemment, un autre savant, Einstein, s’émerveillait de ce principe: comme le dit LACAN "il (Einstein) rappelait sans cesse que le Tout-puissant est un petit rusé, mais n’est certainement malhonnête." C’est d’ailleurs, remarque LACAN, la seule chose qui permette de faire de la science. Nous venons de développer, peut-être un peu longuement, l’attitude du scientifique face à la nature. Cela nous a paru nécessaire car nous pensons que c’est bien cette attitude que Léonard refuse, ce qui l’empêche d’être un véritable savant. Ce principe de raison suffisante, il ne l’accepte pas: pour lui, la nature est pleines d’infinis secrets que jamais l’homme ne pourra percer. On pourrait croire le contraire puisqu’il note dans ses carnets: "Dans la nature il n’y a aucun effet sans cause." (4) Voilà qui semble en parfait accord avec le principe de raison suffisante, mais Léonard s’empresse d’ajouter: "une fois que la cause est comprise il n’est pas nécessaire de la vérifier par l’expérience." et par cette fin de phrase il démontre qu’il est à cent lieues de Galilée, pourtant presque son contemporain et qui, même s’il baisse la tête devant l’église, n’accepte comme maïtre que les faits. Aux froides démonstrations de la méthode expérimentale, Léonard oppose une connaissance intime de la nature, fondée sur l’intuition.

    Enfin une autre phrase de Léonard vient corroborer notre opinion: "La nature est pleine d’infinies raisons qui ne furent jamais dans l’expérience" A la raison suffisante il oppose et préfère les mille désirs secrets d’une nature toute-puissante. On peut certes proposer d’autres interprétations à cette phrase, en particulier nous interroger sur l’effet qu’elle produit sur FREUD qui la cite en point final de son livre. Retenons pour l’instant que Léonard s’oppose en tout point au scientifique: tandis que ce dernier est en position de domination sur une nature qu’il soumet à la question, Léonard reste dans une totale soumission face à elle; à l’inverse, alors que le savant est inquiet dans sa démarche, qu’il doit vérifier sans cesse le bien-fondé de ses hypothèses, Léonard se repaït de la vue d’une nature qui le comble et l’émerveille, comme si un lien secret l’unissait au monde et calmait toute son angoisse.

    Bref alors que la démarche de la science consiste à nommer le monde, et qui plus est sans douter que cette nomination soit possible, Léonard reconnaït à la nature un langage secret que, seuls, peut-être, quelques initiés comprennent. Le monde a sa langue, ses mystères, et il en semble si fasciné que la science et ses prétentions lui paraissent dérisoires. Comment rendre compte de cette attitude d’un point de vue analytique? Un premier indice nous est fourni par la référence constante à Dieu que nous avons rencontrée aussi bien chez Leibnitz que chez Einstein et qui semble s’imposer dès qu’il s’agit du savoir, du pouvoir et de la science.

    Dans une de nos citations, qui en appelait déjà à un Tout-puissant qui ne triche pas, LACAN ajoutait que faire de la science "C’est justement le réduire au silence, ce Tout-puissant." (5) Un Tout-puissant à réduire au silence, voilà qui nous évoque ce qu’il en est du meurtre du père et de l' importance de ce meurtre pour la structuration de la psyché. C’est en effet grâce au meurtre du père, nécessairement Père Mort comme l’ont montré FREUD puis LACAN, que le sujet peut prendre place dans la succession des générations, que le père et le fils se retrouvent appartenir à une même lignée. Cette métaphore paternelle, cette nomination nous la retrouvons à la base de la démarche scientifique: le principe de raison suffisante en appelle bien à un garant de l’intelligibilité du monde.

    Ce garant, celui par qui le sens advient, est évidemment mythique. Sinon, les scientifiques se verraient obligés d’être tous croyants, ce qui est loin d’être le cas. Pour notre part, nous le mettrions sur le même plan que le père de la horde primitive que FREUD suppose à l’aube des temps historiques. Le meurtre de ce père, le passage du père idéalisé au père mort dirait ROSOLATO, permet la séparation au départ entre le symbolique et le réel qui est l’acte de naissance de la pensée scientifique moderne. L’expérience est alors mise à l’épreuve des termes et non l’inverse: ces termes peuvent être aussi bien la formule de la gravitation universelle, que le fameux E=Mc2 d’Einstein, ou encore les topiques successives de FREUD. Le fait qu’il s’agisse dans le premier cas de sciences exactes et dans le second de sciences humaines ne doit pas nous induire en erreur: la physique parle avec le signifiant mathématique, ce qui permet une totale désubjectivation du discours scientifique; il n’en est pas de même avec la psychanalyse qui, travaillant avec et sur le langage, ne peut échapper à sa loi: le fait qu’il n’y ait "pas de métalangage" oblige à refaire pour soi-même le parcours de FREUD. Mais au-delà de ces différences nous voulons souligner la profonde communauté de démarche qui anime aussi bien FREUD que Einstein. Ce travail dialectique entre la métaphore de l’hypothèse et la métonymie de la vérification n’est rendu possible que par cette métaphore première, fondamentale qui donne un sens accessible au monde, qui fait du père idéalisé (autre version de la mère phallique) un père mort garant d’une loi.

    A notre avis, c’est bien cette métaphore paternelle qui pose problème à Léonard et qui l’empêche ainsi d’être un véritable scientifique. Loin de nous l’idée de supposer chez lui une quelconque forclusion du Nom-du-Père: comme le rappelait R.DOREY, Léonard est le paradigme de la personnalité normale, tout au moins névrotico-normale comme le dirait WINNICOTT.

    Mais ce défaut d’individuation. si perceptible dans toute son oeuvre et en particulier dans ses peintures, l’empêche de prendre la distance nécessaire au travail scientifique par rapport à la mère-nature. Il lui manque ce troisième terme qui lui permettrait de ne plus se mirer dans les yeux du monde mais de tenter de l’expliquer. Il reste prisonnier d’une relation spéculaire avec la nature et préfère le culte des déesses-mères au récit de la Genèse, dont il sait d’ailleurs si bien se moquer.

    Cette nature qui l’aime tant le lui rend bien: grâce à ses dons il peut la peindre et la glorifier et s’il échoue dans le travail scientifique dont nous parlions précédemment, Léonard excelle en revanche dans ce que ROSOLATO nomme l’oscillation métaphoro-métonymique et qui est selon lui le propre de la création artistique. Pas de dépassement ni d’élaboration mais une transgression d’où jaillit le plaisir artistique. Léonard artiste, certainement; Léonard savant, sûrement pas.

    Mais d’au vient cette incapacité de Léonard à "utiliser" son père? Nous pensons, suivant en partie l’avis de FREUD sur ce point, que c’est à la fois par déception et révolte, mais aussi à cause d’un secret mépris. Déception et révolte, sa biographie nous les explique; bien que les bâtards eussent droit à cette époque à une certaine reconnaissance, Léonard semble avoir souffert toute sa vie de son illégitimité. On peut même se demander si cette étiquette quasi-officielle de bâtard n’a pas contribué encore plus à séparer Léonard de son père en inscrivant dans le social sa marginalité, paraphant ainsi le décret qui l’éloignait à tout jamais de son géniteur. Quoiqu’il en sait, cette illégitimité proclamée a marqué Léonard: nous n’en voulons pour preuve que l’acharnement qu’il mettra à défendre l’héritage reçu de son oncle face à la colère des autres membres de la fratrie, étant, eux. enfants légitimes.v Ce père ne s’était pourtant pas désintéressé de lui: c’est dans la maison du grand-père paternel que Léonard sera baptisé. C’est à l’âge de cinq ans que Léonard apparaït sur les livres d’impôts de ce même grand-père. Sans que nous puissions en avoir la certitude, cela permet de supposer que c’est dans cette maison que Léonard passa sa petite enfance, hypothèse d’autant plus vraisemblable que ses parents, donc sa mère Caterina, s’étaient mariés chacun de leur coté l’année même de sa naissance. Livré aux mains de Donna Albiera et sa grand-mère paternelle, Léonard passe ses premières années sans aucun rival puisque sa mère adoptive mourra en couches quand il avait douze ans. Son père est déjà lointain par son nom, sa richesse, son métier, qui le fait sans cesse voyager et surtout par sa volonté, qui finira par aboutir, d’avoir un fils légitime. A ce propos, nous sommes de l’avis D’EISSLER qui voit dans ce qui a peut-être été un passage à l’acte homosexuel de Léonard (à 24 ans) une tentative d’atteindre son père par le scandale. Expression d’un dépit vengeur; c’est en effet la même année que Ser Piero a obtenu de son troisième mariage, l’héritier mâle légitime qu’il appelait de ses voeux. Le manque d’intérêt du père pour le fils, l’absence de caresses et de tendresse font de Léonard un amoureux déçu de son père et contribue, comme le suggère FREUD, à le pousser vers l’homosexualité.

    Mais nous disions également secret mépris pour son père. Mépris reposant sur l’illusion de l’avoir supplanté dans le coeur de la mère. La "suprême félicité" que Léonard a connu dans ses premières années n’est pas sans rappeler le fantasme de l’obsessionnel, à savoir que le père a été tué, la mère possédée, ce qui rend sans raison l’angoisse de castration mais laisse subsister une culpabilité inconsciente. Certes Léonard n’est pas un obsessionnel et les traces de culpabilité que FREUD et EISSLER décèlent chez lui sont négligeables face à celles du véritable névrosé. Toutefois, nous avons de bonnes raisons de penser que Léonard partage avec l’obsessionnel le jugement cassant que ce dernier porte sur son père: ce n’est pas celui-ci qui est l’objet du désir de la mère mais le fils. Enfant-Dieu qui comble le manque maternel, petit Jésus qui relègue son père véritable aux besognes de l’intendance. Plus que les répétitions ou les erreurs de date que l’on peut trouver dans les carnets de Léonard lors de la mort de son père, ce qui nous pousse à parler ainsi c’est sa démarche de pensée lorsqu’il s’intéresse à un problème scientifique ou artistique. Il est frappant de constater combien cette pensée peut s’enfoncer dans une recherche sans fin dès qu’un sujet la captive. Recherche paralysante, obsédante, stérile en fin de compte, comme nous avons essayé de le montrer. Lorsque FREUD remarque que chez Léonard, "l’investigateur ne laissa jamais la carrière tout à fait libre à l’artiste (...) et peut-être finit-il par l’étouffer" (6) il montre bien l’aspect véritablement obsessionnel de la pensée léonardesque: cette pensée qui doit tout savoir et tout contrôler avant de pouvoir agir, et qui donc n’agit jamais, cette pensée qui vise la totalité et remonte sans cesse aux origines du savoir pour décréter ses propres lois, cette pensée achoppe dès qu’il s’agit de se poser véritablement en père. Car pour être père il faut accepter d’être fils, il faut accepter d’être un maillon de la chaîne des générations et non l’être unique qui vient doubler une mère-nature toute-puissante. Freud insiste sur le fait que Léonard "échappe dans sa première enfance à l’intimidation par le père". Il explique ainsi son "incroyable liberté intérieure face aux chaines de l’autorité". Il nous semble qu’il oublie ce que lui-même nous a appris: que sans cette intimidation et son dépassement il ne peut y avoir de solidité psychique, que ce père qu’il faut tuer est à la base de la pensée rationnelle. Soumis à une séduction précoce et intrusive, voire traumatisante, de la part d’une mère trop tendre et trop passionnée, Léonard ne peut voir en son père qu’un fantôme évanescent, tout-puissant dans sa loi mais bafoué dans son désir. Père présent mais inaccessible, si lointain qu’il ne pourra jamais l’affronter; ce père qui manque contribue à la double dimension, perverse et obsessionnelle, que l’on peut déceler chez Léonard.

Léonard, Sigmund et les autres.


    Un dernier point mérite d’être souligné, à propos de la différence entre la démarche de Léonard et celle du savant; le chemin que suit le scientifique représente un affrontement avec l’angoisse. FREUD ne sera jamais satisfait de son "échafaudage" théorique, c’est ainsi qu’il appelle sa métapsychologie; il passera toute sa vie à la modifier, la bouleverser, la reconstruire. De la même façon, aucune théorie physique ne peut prétendre détenir une vérité absolue. L’échec de la théorie dite "unitaire" d’EINSTEIN en est un exemple parmi d’autres. Cette profonde humilité devant le monde est le prix à payer pour en connaître des vérités partielles mais où la raison puisse s’accrocher fermement. Cette humilité manque à Léonard qui, lui. voulait atteindre le savoir absolu, celui qui aurait réuni l’art et la science dans une totalité qui n’est pas sans rappeler la vision d’un GRODDECK (ou d’un JUNG) dans le domaine de la psychanalyse.

    Cette vision totalisante du monde, cette vision qui ne laisse aucune place au manque, est rendue possible chez Léonard, précisément par son extraordinaire capacité visuelle. Nous espérons avoir montré combien il était loin d’être un véritable scientifique, mais nous ne voulons en aucun cas dénigrer ses incomparables qualités d’observateur, universellement reconnues. Nous pensons d’ailleurs que ce sont ces qualités qui ont permis à Léonard, grâce à ses remarquables observations scientifiques, d’être pris. au point d’y croire lui-même pour un savant. Ce génie visuel, que d’aucuns présentent même comme un visionnaire, avait un coup d’oeil d’une rapidité exceptionnelle. Il pouvait, rien qu’en regardant, décomposer le mouvement d’un oiseau en plein vol, ou celui de l’eau qui tourbillonne, avec une exactitude et une précision que seul l’apport des techniques cinématographiques a permis d’étudier ensuite. Il était d’ailleurs tout à fait conscient de ses extraordinaires capacités visuelles et de leur importance essentielle pour ses recherches. Ainsi il écrivait: " A celui qui perd sa vue échappe la vision et la beauté de l’univers, et on peut le comparer à un homme enterré vivant dans une tombe où il pourrait se mouvoir et survivre." (7) Autrement dit, le propos de Léonard ne serait-il pas plutôt celui de voir que celui de savoir?

    La pulsion de savoir, dit FREUD dans les "Trois essais sur la théorie de la sexualité": "correspond d’une part à un mode sublimé de l’emprise, d’autre part, elle travaille avec l’énergie de voir." (8) Le terme "d’emprise" pose un véritable problème car comme l’a souligné R.DOREY, l’expression allemande Bemàchtigungstrieb "est une notion très ambigüe«" (9). Ou bien FREUD en parle comme une pulsion spécifiquement non sexuelle, ou bien. au contraire il y voit un avatar de la pulsion de mort, dont on sait qu’elle s’allie à la pulsion sexuelle. Quoiqu’il en soit nous retiendrons avec R.DOREY que cette notion d’emprise doit être située "dans le cadre d’une opposition rigoureuse avec le concept de maîtrise."(10) Emprise ou maîtrise, c’est en effet toute la différence entre la relation de Léonard avec la nature et la relation du savant avec le monde.

    Chez Léonard nous avons souligné une hypertrophie de l’activité scopique qui au même titre que ses activités techniques, nous semble être au service d’une véritable emprise sur la nature.

    A titre d’anecdote, on peut citer la remarque de Marie BONAPARTE qui rapproche un feuillet de Léonard (où un dessin de la main droite voisine avec des propos exprimant son dégoût pour les organes génitaux) de l’opinion de FREUD selon laquelle il existe un rapport d’étayage entre la pulsion d’emprise et l’utilisation de la main dans la masturbation masculine. Mais d’une façon plus structurale nous envisagerons l’emprise chez Léonard en relation avec sa problématique obsessionnelle, déjà évoquée par FREUD, tant au niveau de son extrême sensibilité qu’à celui d’une agressivité directement exprimée dans ses dissections "à chaud" ou dans l’étude physionomique des condamnés à mort. Nous ne pouvons pas nous empêcher de mettre en relation le propos de François GANTHERET, concernant 1’emprise, "vecteur portant sur la scène du monde extérieur le débat intestin". avec une des farces favorites de Léonard qui consistait à gonfler des intestins d’animaux jusqu’à ce qu’ils remplissent la pièce et effrayent les convives. La relation d’emprise peut se définir schématiquement comme une atteinte portée à l’autre en tant que sujet désirant. Sa tendance fondamentale est de ramener l’autre à la fonction d’objet entièrement assimilable; il s’agit là d’un mouvement défensif face à l’angoisse suscitée par le manque d’objet. Concernant Léonard, il semble qu’on puisse expliquer la prépondérance de la vision dans ses recherches en faisant une analogie assez rapide entre la mère et la nature. La nécessité qu’il a de tout comprendre de ce qu’il peint, évoque une volonté d’appropriation totale de l’objet, une volonté d’emprise sur le monde qui rappelle l’emprise exercée sur lui par la mère trop aimante de son "Souvenir d’enfance..." Nous comprenons mieux ainsi pourquoi une réelle démarche scientifique était impossible à Léonard: elle aurait exigé une véritable médiation par l’imago paternelle, que l’amour pressant de Caterina ou Dona Albiera, peu importe, avait rendue trop lointaine. L’investigation acharnée du monde chez Léonard, devenue envahissante au point de porter préjudice à sa création artistique, serait davantage à interpréter comme une modalité défensive visant à occulter le manque d’objet, plutôt que comme une authentique recherche scientifique. Nous n’en voulons pour exemple que son incroyable indifférence envers l’invention de l’imprimerie.

La transmission chez Léonard et chez FREUD.


    On ne peut qu’être étonné de la nonchalance avec laquelle Léonard a considéré l’imprimerie: il l’a rarement mentionnée dans ses feuillets, le plus souvent pour la dénigrer. Comment n’a-t-il pas pressenti l’importance de cette découverte, voilà une énigme de plus! On aurait pu penser qu’un inventeur tel que lui verrait dans cette nouvelle technique la fabuleuse possibilité de rendre publiques ses découvertes, de les transmettre. Mais en fait, quel destin Léonard réservait-il à ses écrits? Recherchait-il un interlocuteur digne de ses confidences? Celui-ci pourrait n’être que lui-même, comme le suggère l’écriture en miroir et l’emploi du pronom de la deuxième personne? Ou bien avait-il un projet d’enseignement, ce que pourrait laisser penser les références à une Academia Vinciana qui émaillent son oeuvre.

    Les historiens s’accordent aujourd’hui sur le fait que cette académie n’a jamais existé, mais ils restent partagés quant au statut de réalité que Léonard entendait ultérieurement lui accorder. Statut d’autant plus ambigu que Léonard lui-même avait jeté sur le papier différents emblèmes la re-présentant. Ce débat n’est pas primordial à notre sens. Nous en retiendrons que Léonard, une fois de plus, ne peut accéder qu’à une paternité à la fois dérisoire et marquée du sceau de l’unique de l’irremplaçable dans sa singularité merveilleuse: "La peinture n’engendre pas une postérité infinie comme les livres imprimés" (11) Par cette phrase, Léonard nous indique son dégoût de la reproduction, qui fait écho à sa répugnance pour les représentations du coït. Il confirme qu’à la reconnaissance du désir de l’autre, il préfère la quiétude d’un monde clos et apaisé. Pas question d’être père pour Léonard qui désire tant être fils! C’est une des différences essentielles-les qui l’oppose à FREUD qui, lui, a su se constituer en père. et même en père fondateur. Mais FREUD acceptait ce que Léonard refusait: exposer son oeuvre au jugement d’autrui, se soumettre aux lois de toute création, c’est à dire voir grandir, se transformer et parfois lui échapper, le fruit de ses recherches.

    Partis du projet d’examiner l’oeuvre scientifique de Léonard, nous avons essayé de montrer qu’elle ne pouvait prétendre au statut de véritable recherche scientifique. Léonard s’inscrit en faux parmi les Galilée, Newton que pourtant il annonce. Ses incroyables capacités d’observation ne suffisent pas à faire de lui un savant: il lui manque face au monde l’attitude qui caractérise l’homme de science: celle qui postule une possible intelligibilité de l’univers, cautionnée par la parole d’un père. Que Léonard ne veuille pas voir ce père, et préfère le reflet magnifié que lui renvoie le regard d’une mère comblée, voilà qui explique et son incapacité à formaliser et l’acharnement stérile de son investigation. Pourtant une question demeure: pourquoi FREUD, que nous n’avons cessé d’opposer à Léonard, a-t-il été subjugué par Vinci, au point parfois de lui prêter des qualités illusoires? La question tourne au paradoxe lorsqu’on trouve sous la plume de JONES l’aveu suivant: "les conclusions qu’énoncent FREUD (dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci) ont très probablement été tirés de sa propre analyse." FREUD semblable à Léonard? Pas sur le plan scientifique, en tout cas. Car autant l’un s’est affronté à cette angoisse de la perte d’objet et a tenté de la maîtriser à travers son oeuvre, autant l’autre a cherché à la masquer, préférant contempler son reflet maternel, tragiquement incapable de s’arracher à son objet qui l’emprisonne. Non, ce qui relie Léonard et FREUD l’un à l’autre n’est certainement pas à rattacher au domaine scientifique. Nous pensons que le même amour de la mère les rapproche. Car l’oeuvre de Léonard n’est-elle pas une glorification de la mère, toute-puissante, séductrice et mystérieuse? Mystère que FREUD accepte de ne pas percer entièrement et que Léonard est convaincu de posséder pour lui seul. FREUD accepte sa filiation scientifique, ce qui lui permet de se poser ensuite en patriarche; Léonard se pose d’emblée en fils de Dieu mais échoue à formaliser et à transmettre le moindre savoir.

    Nous remarquerons, en outre, que l’usage veut que l’on parle de Léonard; celui-ci s’accommode fort bien de cette absence de patronyme, même si les artistes de l’époque étaient désignés par leurs prénoms seuls. Ce n’est pas uniquement pour des raisons historiques que nous sommes condamnés à parler de théorie freudienne et de sourire léonardesque. S’ils partagent la même fascination pour la mère, l’un s’en détache peut-être pour mieux l’aimer, grâce à la présence de son père. En ce sens FREUD apparaît comme le négatif de Léonard, comme on dit des névroses qu’elles sont le négatif des perversions. La nuit qui suit la mort de son père, FREUD fait un rêve où s’inscrit la phrase: "on est prié de fermer les yeux." Fermer les yeux, voilà ce que Léonard refuse le plus au monde, voilà ce qui le ferait mourir. Il préfère les ouvrir tout grand pour le dévorer et se murer dans son refus hautain de la radicale altérité de l’autre. Fascination, c’est le mot qui s’impose dès qu’il s’agit de Léonard, mais pour être fasciné, il faut voir. Léonard fasciné par le monde. Léonard fascinant tous les grands hommes depuis cinq siècles. Difficile de ne pas succomber à cette séduction que Léonard sait si bien peindre. Nous en avons fait l’expérience dans notre groupe: Léonard représente si bien la fascination de la fascination qu’il nous a fait succomber, nous aussi à la tentation de tout dire. Partis du projet de cerner sa défaillance conceptuelle, nous avons été tout d’abord submergés par la présentation de ses multiples investigations dans le domaine de la science, pour être ensuite assaillis par le flot d’associations et de comparaisons que Léonard nous suggérait.

    Cette mission de tout comprendre qui animait Léonard a échoué: l’art et la science resteront définitivement séparés. Quant à ces recherches scientifiques, nous espérons avoir montré combien elles souffraient d’incomplétude. Sans doute, parce qu’il était incapable de renoncer à sa première et unique passion.


L’anorexie mentale : évolution clinique et théorique.

Panorama du médecin du 20 mai 1987.

    En quelques années, temps généralement infime en ce qui concerne les mutations d’une maladie psychique, il apparaît que l’anorexie mentale ait vu se modifier à la fois les formes de présentation et les idées qu’on pouvait s’en faire. L’anorexie, si bien structurée par la "triade anorexique", voit remis en question ses appuis, jadis les plus sûrs.

    Il est même jusqu’aux noms traditionnels d’"anorexie essentielle de la jeune fille" ou d’"anorexie mentale" qui se voient discutés; tout d’abord parce que le terme d’anorexie, en grec: absence de désir et par extension: de faim, apparaît comme moins qu’approprié. Non seulement l’anorexique se permet des désirs, tout praticien avec une expérience de la chose pourra en témoigner; mais en outre l’absence de faim parait maintenant ne plus aller de soi. A en croire les dires de l’anorexique, on a pu penser que la sensation de faim disparaissait petit à petit; cependant, la fréquence accrue de la maladie ainsi que l’expérience ont fini par montrer qu’il n’en était rien. Depuis la publication de l’ouvrage "La faim et le corps" , l’opinion parait maintenant acceptée d’un "orgasme de la faim" chez l’anorexique. ou du moins d’une érotisation extrême de la sensation de faim.

    De plus, le syndrome anorexique n’est plus l’apanage unique de la jeune fille débutant sa puberté, on assiste à des formes non seulement de plus en plus précoces mais que l’on retrouve chez le garçon, ceci en dehors de délires francs à thèmes d’ empoisonnement ou de refus d’alimentation se manifestant dans un contexte dépressif.

    Le terme d’anorexie mentale ne peut certes être abandonné de par l’habitude qui s’est fait de son usage mais son utilisation demande une méfiance quant au terme même qui apparaît bien loin de ce qu’il veut décrire.

    La conception de l’anorexie comme trouble alimentaire demande également à être précisée. S’il est incontestable que l’anorexique refuse de s’alimenter, le problème parait moins résider dans une propriété de la nourriture en elle même que dans une perturbation profonde de l’image du corps. Le sujet se voit comme obèse, avec un surpoids conséquent alors que le plus souvent il est cachectique d’une manière qu’il n’est plus possible de dissimuler. Toute nourriture, indépendamment du Réel de son apport calorique, menace ce corps en danger de distorsion grave si ce n’est d’étouffement ou d’éclatement. Cependant l’alternance de plus en plus constatée de phases anorexiques avec des phases boulimiques suivies de vomissements remet en question la focalisation traditionnelle sur la nourriture. Celle-ci ne serait que la partie apparente d’un problème qui se révèle beaucoup plus prégnant quant à l’image d’un corps toujours remis en question.

    Au-delà de la question de la nourriture se dessine une problématique de la sexualité en son essence même, à savoir ce qu’il en est de la sexualité féminine. "Que veut la femme ?" est une question à laquelle nul ne peut donner de réponse satisfaisante, peut-être même pas la principale intéressée, anorexique ou non. Ce n’est pas par hasard si l’anorexie frappe particulièrement les pays riches et évolués où les images traditionnelles de la femme font de plus en plus défaut face à des multitudes d’exigences inconciliables. Maladie de pays riche, l’anorexie se centre essentiellement sur le mode de l’image, en réponse probablement à la multiplicité des représentations et reflets renvoyés par les médias. Le désir de la femme s’y montre par un imaginaire tourmenté, cru, explicite mais en même temps mystérieux de par ses actes, comment s’y repérer dés lors?

    Que ce soit par le refus d’entendre parler de la chose sexuelle ou par une sexualité compulsive et sans plaisir, l’anorexique subvertit l’approche de la sexualité qui la heurte massivement dévoilant peut-être par là ce que le symptôme nourriture cache avec tant d’insistance.

    On remarquera dés lors que la question de l’anorexie masculine trouve ici une ébauche de réponse; à savoir que la transposition de la "triade des trois A" (Amaigrissement, Anorexie, Aménorrhée) à une problématique de l’identité sexuelle féminine permet d’introduire l’ anorexique masculin qui dans certaines conditions familiales, leadership maternel marqué ou absence de la figure paternelle, est obligé de poser les termes de son identité sexuelle en termes de féminité par opposition à une virilité peu présente dans son cadre de vie. L’image culturelle d’une masculinité moins disparate que celle de la féminité contribue à expliquer la différence de proportions entre garçons et filles. Mais en outre, les fluctuations actuelles de ce que la société montre de la virilité par l’intermédiaire des médias peuvent nous aider à comprendre l’augmentation des cas masculins.

    De fait, repenser la problématique de l’anorexie mentale en terme d’identité sexuée s’exprimant de façon métaphorique par l’alimentation plutôt que comme un trouble alimentaire proprement dit semble permettre d’expliquer la diversité des présentations cliniques de l’anorexie. Ce qui met en question l’hypothèse d’une structure anorexique.

    L’évolution à la fois des présentations cliniques et de la réflexion théorique a permis de recentrer le syndrome anorexique dans un contexte moins sensible aux apparences. Ecouter le discours de l’anorexique sous sa forme la plus manifeste n’a conduit qu’à centrer le conflit sur la nourriture; les résultats thérapeutiques ont dés lors été à la mesure de l’appréhension du phénomène, c’est-à-dire pour le moins partiels. Une nouvelle orientation axée sur une problématique de l’image du corps parait à cet égard beaucoup plus fructueuse en ce sens qu’elle permet une ouverture à un système explicatif plus large tenant compte de l’évolution de la maladie. L’accession à une sexualité génitale et ses vicissitudes jouant à notre sens une part importante dans la détermination du syndrome.


L’anorexie mentale une question de poids

Panorama du médecin, 06 Mai 1986.

J.M. HUET, Psychologue, Psychanalyste

    Jadis réduite à une curiosité clinique, l’anorexie mentale entre de plus en plus dans le champ médical avec une augmentation importante depuis les quinze dernières années. Depuis la description princeps de LASEGUE en 1873, la fréquence n’avait guère augmenté, ceci jusques vers les années soixante-dix où une forte augmentation a été constatée.

    Classiquement "l’anorexie essentielle de la jeune fille" touche une population d’adolescentes, le plus souvent en début de puberté; la prédominance féminine étant de 8 à 10 cas d’anorexie féminine pour un cas d’anorexie masculine. On notera également que la maladie est une affection très spécifique quant aux conditions socio-économiques et ethniques. Les patientes appartiendraient le plus souvent à des milieux socio-économiques aisés, la fréquence des cas diminuant au fur et à mesure que l’on approche des catégories sociales défavorisées. Une étude anglaise a pu montrer que l’anorexie mentale touchait une jeune fille sur cinquante dans les écoles privées britanniques (public school) alors que dans les lycées d’état, pour une même classe d’âge, une adolescente sur deux cents était concernée. De même, aux Etats-unis, on a pu constater que l’affection épargnait presque totalement la population noire dont le niveau économique est inférieur en moyenne à celui de la population blanche mais dont les habitudes d’éducation sont également différentes, particulièrement le maternage. Enfin, les cas d’anorexie mentale dans les pays dits du tiers monde sont rarissimes. L’anorexie parait se situer dans le contexte d’une société post-industrielle et toucher un milieu qui ne lutte pas pour sa simple survie.

    Cliniquement le tableau de l’anorexie mentale se manifeste par trois points fondamentaux: d’abord l’amaigrissement, la patiente perd en peu de temps entre 20% et 30% de son poids, ceci pour atteindre un état de cachexie manifeste qu’il lui devient difficile de continuer à dissimuler à l’entourage. Ensuite, consécutivement ou même parfois avant la phase d’amaigrissement proprement dite, on constate une aménorrhée qui peut être primaire ou secondaire. Enfin, la patiente nie toute sensation de faim mais rationalise ses comportements alimentaires aberrants. Confrontée avec la réalité de sa non-alimentation, elle prétendra manger plus qu’on ne croit, que tout ce qu’elle mange lui profite mais surtout elle refusera farouchement toute remarque quant à son amaigrissement prononcé. Quand on l’interroge avec insistance, l’anorexique nie tout à fait être maigre, même dans les cas les plus extrêmes; mise en confiance, elle avouera même se trouver quelque peu grosse et désirer perdre encore quelques kilos pour se sentir tout à fait bien. Toute nourriture, y compris la plus infime risque de lui faire prendre un poids où elle sera au bord de l’éclatement ou du moins de la difformité. Mais le plus souvent, le praticien se heurtera à un silence butté et martyr.

    A la première consultation, l’adolescente amenée, souvent de force, par ses parents est terne, rabougrie, sans éclat. Le contact avec la patiente est difficile, celle-ci niant avec force tout problème et manifestant une certaine incompréhension du sens de cette consultation. Rapidement, la banalisation de tout vécu dégage un ennui important, peut-être provoqué par l’impression de placage qui s’échappe du discours.

    L’entrevue avec les parents ne laisse, elle, aucun doute sur l’authenticité du problème. Ceux-ci sont tour à tour excédés, désespérés par le refus alimentaire de leur fille: les repas se transforment en bataille rangée ou en marchandage. Les menaces ne mènent à aucun résultat, pas plus que l’indifférence, ces deux attitudes amenant l’anorexique à reprocher plus qu’amèrement soit leur sadisme à son égard soit leur désintérêt de son sort.

    La culpabilité des parents en est d’autant plus importante. L’anorexique se présente en position de victime de l’incompréhension de son entourage auquel elle ne manquera pas d’associer le médical en son entier: si un problème se pose, ce dont elle n’est pas très bien convaincue, il réside bien dans son entourage et non en elle qui se sent tout à fait bien comme elle se trouve.

    Parallèlement, les activités sont conservées et même augmentées à un rythme peu compatible avec un état de cachexie avancé. Souvent bonne élève, ou du moins élève consciencieuse, l’anorexique redouble d’efforts dans les domaines scolaires et sportifs: elle passe des heures à perfectionner des résultats scolaires excellents et se "délasse" à l’aide d’exercices physiques tels que marches menées à un train d’enfer, gymnastique, etc... Ce n’est parfois qu’un épuisement total qui pourra les faire renoncer à ces exercices dont elles rationalisent toujours très bien la raison d’être.

    L’adaptation sociale, malgré les apparences ou le discours de l’intéressée, est toujours fortement perturbée. Que ce soit dans le cadre d’un isolement complet ou d’une hyperactivité sociale, le contact avec l’autre se manifeste comme profondément inadapté. La relation est au mieux superficielle dans ce sens que la réalité de l’autre en tant que sujet désirant pour son propre compte est totalement évacuée. Les relations ne prennent dés lors leur sens que par rapport à une certaine image, le plus souvent sociale et se montrent interchangeables à partir du moment où un certain rôle est assuré. Par exemple, l’anorexique pourra osciller d’un refus catégorique de toute mention des choses de la sexualité à une multitude d’aventures sans lendemains; la sexualité même agie perdant toute signification de par une extrême banalisation.

    Le tableau clinique de l’anorexie mentale se manifeste, en outre la triade anorexique (aménorrhée, anorexie, amaigrissement) qui est bien connue des praticiens, par des traits apparament paradoxaux. Ces traits tels que le maintien du rendement scolaire, l’apparente socialisation, ou la banalisation du problème peuvent dans un premier abord leurrer le praticien sur la bénignité du trouble, mais, en réalité, la pseudo adaptation cache un trouble profond à la fois psychique et somatique, qui s’il n’est pas pris en considération peut éventuellement mener à une évolution fatale.



Les thérapie de l’anorexie :

Panorama du médecin, 13 Mai 1987

J.M. HUET, Psychologue, Psychanalyste

Vue d’ensemble des différents courants.


    La revue des diverses méthodes de thérapies de l’anorexie n’est pas chose facile, peut-être parce que les études sur le devenir à long terme de l’anorexique sont rares. Cependant, il semble d’après ces études que l’anorexie ne soit pas d’un bon pronostic; sur le long terme 40 à 45% des cas présentent une rémission quasi-totale, de 2 à 5% trouvent une issue fatale. soit par défaillance somatique, soit par suicide; le reste des patients évoluant vers une chronicité du trouble alimentaire ou vers le passage à des états psychotiques ou névrotiques graves. L’évolution socio-économique est en générale mauvaise, le groupe entier manifestant un déclin social parfois important.

    Les mécanismes de la guérison de l’anorexie mentale ne sont également que peu étudiés, il apparaït un certain nombre de guérisons spontanées peu explicables par les théories à la base des grands courants thérapeutiques. Ceux-ci toutes tendances confondues se réclament de 30 à 40% de sujets "guéris" ou grandement améliorés. Il n’apparaît cependant pas qu’il existe de véritable étude comparative de l’efficacité des diverses thérapies. les quelques articles traitant de ce sujet se révélant plutôt polémiques que réellement comparatifs.

    Historiquement, la première méthode de cure de l’anorexie peut être classée comme behavioriste, bien que le terme n’ait pas existé à l’époque. Il s’agit du modèle classique de l’isolement: la malade est placée en service hospitalier dans une chambre fermée, dont les vitres sont opaques, sans communication  avec l’extérieur (ni lettre, ni visite) et surtout sans aucune occupation (lecture, jeu, radio). Le seul moment d’animation de cette morne existence s’articule autour du repas, pris en plateau dans la chambre d’hospitalisation. Le repas constitue le seul contact avec l’extérieur (équipe soignante), mais en outre tout comportement positif c’est à dire prise de poids sera récompensé par l’octroi d’une nouvelle liberté; d’abord on fournira à l’anorexie de la lecture ou sa radio selon son désir, puis l’isolement strict sera rompu, elle pourra sortir de sa chambre, les visites seront ensuite permises.

    Chaque étape jusqu’à la sortie est soumise à l’obtention d’un poids fixé, tout amaigrissement entraînant la perte des activités associées au poids qui a été perdu.

    Cette méthode est de moins en moins employée à la fois à cause de ses aspects coercitifs mais également à cause de son efficacité parfois toute provisoire. La focalisation de l’ attention médicale sur la courbe pondérale entraîne des effets pervers non négligeables, à savoir que la patiente s’attachera effectivement à prendre le plus de poids qu’il lui est possible dans le plus court laps de temps de façon à réduire au maximum son séjour à l’hôpital, quitte à tricher en absorbant un maximum de liquide avant la pesée. Cependant le désir de maigrir et les distorsions de l’appréhension de l’image du corps resteront  intacts, la variation du poids n’ayant pas entraîné de changement à cet égard. Un grand nombre de patientes s’empressent deperdre les kilos qu’on les a forcées à prendre de façon indue, parfois avec une hargne qui les mène droit à l’hospitalisation suivante.

    Les thérapies psychanalytiques ou d’inspiration psychanalytique rencontrent également un certain nombre de problèmes, le moindre n’étant pas la mise en place du cadre analytique classique. Le désir de guérir du patient se pose comme l’un des fondements de l’analyse, les phénomènes de transfert et l’importance du sacrifice financier consenti par l’analysant n’étant pas non plus négligeables. Or la pathologie de l’anorexique s’oppose fermement à ces principes, dans les premiers temps au moins. L’anorexique se trouve le plus souvent très bien comme elle est, elle n’a donc pas besoin de soins. La plupart des cas sont, dés lors amenés par leurs proches qui prennent en charge entièrement la question financière. On voit la difficulté d’investissement pour la patiente qui risque toujours de faire une thérapie pour quelqu’un d’autre. Il apparaît que la difficulté de mettre en place le cadre analytique strict soit responsable pour une bonne part des échecs de prises en charge durables. Les observations sur l’incapacité associative de l’ anorexique paraissent devoir être attribuées à cette difficulté à établir une relation transférentielle viable plutôt qu’à un manque quelconque dans l’appareil psychique de l’anorexique.

    L’approche analytique se révèle donc défaillante non pas à cause d’une inadaptation fondamentale de son corpus théorique ou pratique mais bien de par l’extrême difficulté pour l’anorexique d’adopter la "règle du jeu" psychanalytique. Cette règle dite fondamentale qui repose sur l’association libre et le transfert sur le thérapeute est justement le point de difficulté de l’anorexique: elle ne rentre pas dans l’arène, ne s’estimant pas malade; dés lors. les défenses contre le transfert ne font que s’amplifier, l’association libre perdant tout intérêt. Il apparaîtrait donc que la méthode psychanalytique ou ses dérivés ne puisse être utilisée que pour certains sujets, ceux ayant dépassé la phase aiguë de la maladie mais pour lesquels un travail en profondeur s’impose, de façon à assurer un avenir de manière plus stable.

    La troisième grande méthode thérapeutique est celle des thérapies dites systémiques. Apparue à la suite des travaux de l’école de Palo Alto sur la communication, la théorie des systèmes suppose une distorsion des interactions comme origine des dysfonctionnements psychiques. La cellule familiale dont les communications dysfonctionnent entraîne chez un de ses membres, le "patient désigné", un comportement pathologique qui ne fait que rendre compte de la difficulté du fonctionnement familial. Le patient sera donc celui qui, par ses actes. assumera la place de représentant de la pathologie familiale.

    L’action thérapeutique systémique va s’attacher à se centrer non pas sur le patient qui n’est que la partie apparente de l’iceberg mais bien sur le système familial tout entier. Les familles d’anorexique étant décrites comme hypernormales en apparence avec une importante difficulté à aborder les conflits, surprotection des membres de la famille et rigidité, la thérapie familiale va s’attacher à rompre l’homéostasie pathologique pour aider la famille à retrouver un équilibre moins pathologique pour le patient désigné. On doit cependant noter que pour certains cas. la définition d’un système sur lequel il serait pertinent d’intervenir n’est pas aisée, dans le cas de sujets séparés depuis longtemps de leur famille par exemple. De plus, la coopération de la famille est loin d’être acquise, puisque la malade est manifestement la patiente désignée. On remarquera en outre que pour certaines patientes rodées au système hospitalier, l’approche systémique peut paraître bien naïve en regard à la complexité de leurs manipulations. Ces obstacles ne sont pas mineurs dans la menée d’une thérapie familiale.

    Toutes orientations confondues, il semblerait quel que soit l’outil, théorique, et de là thérapeutique, utilisé, le pronostic de l’anorexie mentale doit être réservé. Les diverses thérapeutiques paraissent agir chacune à un niveau différent de la constellation pathologique, de façon non exclusive; il semblerait dés lors que, bien qu’il soit malaisé de prévoir l’issue d’une thérapie donnée, les patients suivis soient grandement améliorés par rapport à ceux qui ne le sont pas. En outre, l’échec d’une thérapie donnée ne signifie aucunement une incapacité de réagir positivement à une autre tentative, peut-être du même corpus théorique, le contact personnel avec le ou les thérapeutes étant de la plus vive importance.


MECONNAISSANCE DE LA REALITE : Le "politique" contre le "psychothérapeute".


Annales des mines N°27, 1992

J.M. HUET, Psychologue-Psychanalyste,

    Voici quelques temps paraissait dans ces pages, un article de Mrs BERGERON et PASCAIL intitulé " Réalités méconnues: Le soin des toxicomanes, le psychothérapeute contre le politique ". Cet écrit est issu d’une enquête réalisée en 1990 dans le cadre d’une convention signée avec une DDASS se donnant pour but d’" apporter des éléments de connaissance sur le fonctionnement des institutions en charge du soin des toxicomanes " ( ). Cet article, fort critique à l’égard du dispositif de soins contre la toxicomanie, soulevait un certain nombre de points sur lesquels j’aimerai revenir, en tant que psychanalyste, intervenant sur les problèmes de toxicomanie mais aussi en tant que citoyen, pour corriger plusieurs approximations et erreurs portant à la fois sur l’approche logique et sur le fond des phénomènes décrits.

La question de la psychanalyse dans les structures de soins pour toxicomanes:


    Les auteurs de l’étude parlent du dispositif de soin comme d’" un dispositif dominé par le paradigme de la psychanalyse". Il serait cependant utile, à mon sens de préciser de quelle psychanalyse il s’agit. En effet, le terme "psychanalyse" recouvre plusieurs sens qu’il ne s’agit pas de confondre.( )
Selon mon expérience, l’utilisation par le dispositif de soin contre la toxicomanie de " la psychanalyse" ne concerne que la recherche et une référence théorique. Par contre, un certain nombre de critiques ne sont aucunement pertinentes dans la mesure où nul ne prétend, à ma connaissance, dans le département, suivre des toxicomanes en cure psychanalytique dans le cadre des institutions de lutte contre la toxicomanie.( )

    Laisser entendre que la psychanalyse constitue une pratique répandue, pour ne pas dire courante, dans les institutions pour toxicomanes, parait relever d’une confusion sémantique plus qu’inquiétante dans la mesure où le corpus théorique psychanalytique et l’application qui en est faite sont fortement différenciés. En effet, la cure-type psychanalytique, à l’origine calquée sur le modèle de la névrose, n’est que fort rarement applicable aux problématiques des comportements toxicomaniaques en raison du fait que les toxicomanes ne peuvent qu’exceptionnellement se plier au cadre de la psychanalyse rappelé plus haut.

    Le champ d’intervention de la psychanalyse et des thérapies qui en sont inspirées se situe sur la réalité intra-psychique ce qui signifie que la réalité "externe" n’est abordée qu’à travers le filtre du discours du patient et de ses perceptions, de par cette technique l’accent est porté sur la vie psychique du sujet et non sur la situation "objective". Cette limitation voulue et justifiée sur le plan technique du fonctionnement des processus psychiques n’exclut pas pour autant d’autres prises en charges. L’affirmation selon laquelle " l’approche thérapeutique retenue est fondamentalement enracinée dans le paradigme de la psychanalyse " est un contre-sens lourd de conséquences dans la mesure où il focalise l’attention sur une partie de la prise en charge globale qui ne se constitue aucunement comme solution unique mais bien dans l’articulation avec d’autres prises en charge (éducative, sociale, administrative, somatique, etc...).

La question des "psychothérapeutes"


    Le terme "psychothérapeute" est utilisé à plusieurs reprises dans le texte sans que la définition précise en soit donnée, quelques précisions ne seront donc pas inutiles.

    La psychothérapie forme un ensemble plus vaste que la seule psychanalyse Nous citerons pour exemple les thérapies d’inspiration psychanalytique qui se réfèrent, parfois de loin, au corpus théorique de la psychanalyse et adaptent celle-ci à des conditions qui ne s’insèrent pas dans la cure-type (toxicomanie, troubles alimentaires, etc...), la thérapie systémique qui s’attache aux interactions familiales et est largement utilisée dans le cadre des pathologies toxicomaniaques, la thérapie comportementale qui travaille sur les modifications de comportements élémentaires, la relaxation, etc...

    Il est, à cet égard regrettable que les auteurs utilisent le terme "psychothérapeute" en l’assimilant de façon abusive à "psychanalyste".

    Les auteurs assimilent psychothérapeutes, psychanalyse, psychologues qui seront conceptualisés de manière indifférenciée tout au cours du texte. Pour clarifier les concepts, "psychologue" est un titre universitaire (BAC + 5 ans) qui n’est pas équivalent à psychothérapeute, par exemple les psychologues industriels ou scolaires qui ne réalisent pas de thérapie; la psychanalyse se dit de la cure-type (voir note N°2) pratiquée par des psychanalystes qui peuvent avoir une formation initiale de docteur en médecine, psychologues, ou autres et qui ont eux-mêmes suivi une psychanalyse dite "didactique" et une formation sous forme de supervision. Comme nous l’avons dit la cure-type n’est pas pratiquée en centre de soins pour toxicomanes.

    L’assertion par les auteurs de toute puissance de la psychanalyse, par elle-même et dans le cadre des centres de soins pour toxicomanes, relève de fantasmes bien éloignés de la réalité quotidienne, ceci d’autant plus qu’à aucun moment les praticiens de la psychanalyse ne se réclament d’une telle toute puissance mais auraient plutôt tendance à insister sur les limites d’une telle prise en charge si elle n’est pas soutenue par d’autres intervenants centrés sur la réalité sociale et non plus sur la réalité intra-psychique.

    L’assertion " Tout le travail des psychothérapeutes consiste donc à différer les souhaits des toxicomanes (sevrage, hébergement, réinsertion)." parait relever d’une incompréhension tendancieuse d’une régle thérapeutique qui consiste à donner un sens aux demandes du sujet et non à les satisfaire en n’en entendant que le message manifeste, ce qui ne relève pas du thérapeutique.

    De plus, l’enquête menée par l’institut DEMOSCOPIE sur le dispositif de lutte contre la toxicomanie durant l’année 1990, réfute totalement les affirmations des auteurs selon lesquelles " Dans le département, comme partout ailleurs,[...] il y a stagnation, voire baisse, du nombre de toxicomanes consultant dans les associations spécialisées.". Les chiffres donnés dans les premiers résultats de l’enquête avancent une augmentation de 18% par rapport à novembre 1989 et de 42% par rapport à 1987. Sont réfutées également les affirmations concernant la prépondérance numérique des "psychothérapeutes" dans les structures de soins ( 25% de psychologues comparés à 33% d’éducateurs spécialisés) ( )

Le mythe du parfait suivi.


    Dans ce contexte d’une extrême variabilité des demandes, des structures intra-psychiques, et des compétences engagées par les différents centres et leurs intervenants, le regret par les auteurs de "la difficulté à formaliser une réponse archétypale en matière de soin du toxicomane " de la part des centres parait participer d’un voeu pieux. En effet, dans l’état actuel de nos connaissances, la solution, on n’oserait dire finale, reste à trouver en matière de soins puisque les diverses méthodes de prise en charge connaissent, quelle que soit leur approche théorique, les mêmes difficultés.

    De là, la description que font les auteurs de la "chaîne thérapeutique" théorique (accueil, sevrage, hébergement, insertion, sortie; toutes ces étapes étant regroupées sous l’étiquette "suivi") se révèle non pertinent puisqu’ils supposent que tout échec à un point quelconque de la "chaîne" ramène au point de départ, ce que heureusement notre expérience clinique dément.

    Le modèle à proposer sera donc d’une extrême modestie, tenant compte de la forte compulsion à l’échec de la population des toxicomanes, mais devrait surtout se définir comme d’une souplesse maximale, à la fois en ce qui concerne les approches théoriques mais aussi la pratique, plutôt que d’envisager une "réponse archétypale" pour des sujets qui n’ont que trop tendance à exhiber "le toxicomane" que l’on peut s’attendre à voir.

Méthodologie d’évaluation: entre le possible et le souhaitable.


    Le désir des auteurs d’une évaluation scientifique du travail des centres est également tout à fait louable, cependant il se heurte à un certain nombre de problèmes méthodologiques. Tout d’abord, l’évaluation du "travail des associations sur le plan qualitatif" n’est malheureusement pas pour un avenir proche, puisque, jusqu’ici, nul n’a réussi à combiner à la fois rigueur scientifique (approche statistique) et appréciation subjective de la qualité d’un travail. Le décompte de "actes" tel qu’il est pratiqué avec ses incertitudes de définition, est, certes, sujet à caution, mais d’autres critères ne seraient probablement guère plus pertinents s’ils n’étaient pas mieux pensés. La question de l’évaluation reste donc posée sur le plan de la pure méthodologie.

    En outre, sur un plan d’épidémiologie médicale, l’article note une question majeure:
" Pour toutes ces raisons [ instabilité, rechutes], les intervenants en toxicomanie constatent, à leur grand dam, qu’une part importante des patients qu’ils ont suivis plus ou moins longtemps sont des "perdus de vue"; ils ont quitté brutalement l’institution et depuis plus de nouvelles... Sont-ils pris en charge par une autre institution ? Sont-ils en prison ? Ou plus tragique encore, sont-ils morts d’une surdose ?"

    La difficulté d’un suivi épidémiologique à long ou moyen terme n’est malheureusement aucunement spécifique de la population des toxicomanes, elle se pose aussi dans le cas d’autres populations. Les suivis à long terme des maladies psychiques ou bien de celles où les facteurs psychiques occupent une large place, l’obésité par exemple, rencontrent les mêmes difficultés avec des taux de perte allant jusqu’à 40% si la population n’est pas relancée énergiquement. Dans de tels cas, il n’est pas possible d’invoquer l’impuissance des centres ou la mauvaise volonté spécifique des toxicomanes mais il est souhaitable d’évaluer les difficultés inhérentes à de telles études même si les dispositions de la loi de 1970 ne les facilitent aucunement. A ce stade, un choix politique doit être fait entre protection de la population des toxicomanes et évaluation scientifique rigoureuse de l’histoire "naturelle" de ceux-ci ou de l’efficacité des centres.

Questions d’interprétations


    De plus un certain nombre d’autres erreurs que l’on pourrait même qualifier de procès d’intention ou d’interprétations tendancieuses sont à noter: Tout d’abord, il m’est fort désagréable comme citoyen de lire que non seulement la pratique des associations " consiste à maximiser, voire augmenter artificiellement le nombre d’actes " mais qu’en plus " la DDASS [...] se sert de ces chiffres pour optimiser elle-même des financements face au ministère de la santé ". Il faudrait donc entendre que à la fois les associations et la DDASS sont constitués d’individus qui en plus de leur incompétence méthodologique et thérapeutique y ajoutent une franche malhonnêteté.

    Ensuite, la question de la situation financière précaire des centres telle qu’elle est décrite nécessite aussi quelques précisions. Pour regrettable que la situation soit, la distribution des crédits d’état se fait selon des modalités précises qui ne peuvent être modifiées d’un coup de plume: Ces crédits d’état sont limitatifs, votés au parlement en loi de finances initiales, ils ne peuvent donc, de ce fait suivre les évolutions liées aux modifications des conventions collectives survenues après ce vote.

    Au niveau de la DDASS, et de la distribution de l’enveloppe globale qui est décentralisée, celle-ci est assurée pour la reconduction des structures existantes avec une majoration fixée chaque année (2,9% pour l’année 1991). L’obtention de moyens nouveaux est possible à l’aide de redéploiements de moyens, donc au détriment de structures existantes comme les auteurs le présentent, cependant, il existe une possibilité pour la DDASS de solliciter des crédits complémentaires pour l’enveloppe départementale, crédits négociés auprès de la Direction générale de la santé.

    Ensuite, "la méfiance réciproque des psychothérapeutes" relève, elle aussi, d’une vision des choses plus que parcellaire. Le fait de ne pas contacter le précédent "psychothérapeute", quand son existence est connue, relève de toutes autres raisons. En effet, en regard des assertions de l’article, il n’est pas inutile de rappeler que , jusqu’à présent, le choix d’un médecin ou d’un thérapeute reste libre pour tous, toxicomane ou non et qu’il n’est pas question de revenir sur ceci, quelles qu’en soient les raisons pour en changer, bonnes ou mauvaises. Le secret médical s’applique également dans ce cas et il est bien rare que, recevant un patient déjà suivi, un psychologue, psychanalyste ou médecin psychiatre ne cherche à réorienter le patient sur son thérapeute d’origine pour qu’il puisse aborder avec lui son départ éventuel. D’autre part, le respect du patient est un impératif d’ordre éthique et le praticien se doit de ne pas l’oublier, il est donc hors de question de contacter le précédent intervenant à l’insu ou contre la volonté du patient, fût-il toxicomane.

    Pour finir sur une note plus légère, les auteurs reprennent à de multiples reprises l’expression utilisée par un maire-adjoint "sortir de leurs bureaux climatisés" à propos des professionnels de la lutte contre la toxicomanie, ce qu’il faut entendre, nous l’espérons comme métaphore récurrente et non, comme il est nécessaire de le préciser, réalité des locaux puisqu’à ma connaissance la climatisation caractérise plutôt les batiments administratifs neufs que ceux utilisés par les centres pour toxicomanes que nous les invitons à venir visiter de manière moins partielle.

    En conclusion, il serait intéressant de faire le parallèle entre cette étude et l’aventure de Margaret MEAD, célèbre ethnologue. Forte partisante d’une structure de société fondée sur une "valeur unique", à opposer aux valeurs de la société occidentale, celle-ci décrivit dans son ouvrage " Adolescence à Samoa " ( ) une société fondée sur la liberté sexuelle à l’adolescence. Basée exclusivement sur des entretiens avec les adolescents samoans, l’étude avait négligé les recoupements avec les adultes et il s’est révélé, bien plus tard, que les adolescents, comme tous les adolescents du monde, avaient pris un malin plaisir à décrire à la jeune ethnologue leurs fantasmes et non une réalité beaucoup plus prosaïque basée, elle aussi sur la répression des comportements sexuels. Le fait que cette aventure soit arrivée à une des plus grande figure de l’ethnologie devrait inciter à plus de prudence dans des conclusions bien audacieuses qui, à mon avis, ne se sont attachées qu’au manifeste d’un certain discours et non à une réalité plus difficile à cerner.


DIMENSIONS FANTASMATIQUES DE L’ACCUEIL DE TOXICOMANES EN FAMILLES SPECIALISEES:


La séropositivité en suspens
Symposium européen "Handicap et lien social", Chauny, Avril 1994.

J.M. HUET, Psychologue-Psychanalyste

    Le statut de séropositif ne constitue pas en soi une indication d’accueil en famille, par contre la pratique toxicomaniaque peut en être une. En effet, la pratique de l’ACIAT s’adresse de prime abord à une population toxicomane ou en danger de toxicomanie, qui ne constitue pas, loin de là, l’exclusivité de la population des sujets séropositifs. Même si tous les usagers de drogue ne sont pas touchés par le virus HIV, loin de là, on peut cependant dire qu’ils sont plus particulièrement concernés par ce problème, au titre parfois d’une incertitude personnelle sur leur propre statut sérologique, mais également de par leur entourage, le milieu des usagers de drogue étant touché de façon importante par ce problème.

    Le sous-groupe constitué par les toxicomanes présente des caractéristiques générales de mauvaise adaptation socio-professionnelle, de faible niveau scolaire, de troubles associés qui ne sont pas partagées par les autres groupes de séropositifs. De par ce fait, l’ébauche de solution que présente un accueil en famille spécialisée se situe du coté d’un hébergement associé à un groupe familial que l’on pense thérapeutique dans un sens très large. L’indication d’accueil en famille spécialisée se fait autour d’une réinsertion familiale pour des sujets immatures ou mal structurés ayant besoin de repères familiaux et sociaux. Cette indication ne recouvre donc pas toute la population toxicomane et encore moins la population des autres séropositifs en général bien insérés socialement avant l’infection. Il ne nous est donc possible de ne parler que de l’accueil de patients séropositifs, toxicomanes (que l’on estime autour d’un quart de la population séropositive) ayant des difficultés d’insertion.

Le fantasme, principal danger du séjour

    Une telle restriction se doit donc d’être faite si l’on veut replacer notre expérience dans son contexte. L’accueil en famille spécialisée se consacre donc à une double pathologie, toxicomaniaque et, de manière contingente, éventuellement à une infection HIV. La combinaison des deux provoque une avalanche fantasmatique chez la famille d’accueil potentielle qui se doit d’être reprise, faute de quoi le séjour ne pourra se dérouler sans accrocs majeurs mettant en cause les conditions même de l’accueil, si ce n’est la capacité ultérieure de la famille à recevoir d’autres toxicomanes séropositifs.

    La toxicomanie et la séropositivité présentent les caractéristiques communes d’être placées sous le signe du plaisir défendu dans l’Inconscient de tous, donc y compris dans celui des sujets constituants le groupe des familles d’accueil. Cette transgression commise par le sujet toxicomane séropositif est généralement ressentie, de manière inconsciente, ou même parfois consciente, comme à l’origine de sa chute par la famille d’accueil, comme par tout un chacun. Les prises de positions moralistes du type "colère ou punition de Dieu", récemment entendues à propos du SIDA qui ne s’attaquerait qu’aux pêcheurs, en témoignent.

    De ce fait, le principal obstacle réside dans la conjonction des fantasmes combinés du groupe familial d’accueil et du sujet toxicomane accueilli. En ce qui concerne la famille d’accueil, la présence d’un sujet séropositif et toxicomane en son sein réveille des idées irrationnelles inconscientes qui ne peuvent être pensées comme telles en raison de leur caractère incompatible avec l’idéologie consciente des membres de la famille mais qui n’en sont pas moins actives et vont concourir à l’échec du séjour. Ces idées refoulées sur la contamination, de par leur caractère inconscient en contradiction avec les connaissances acquises ici et là par les membres de la famille d’accueil, ne peuvent être examinées sans l’aide de professionnels formés à l’écoute de l’inconscient.

    En effet, pouvoir parler pour la famille d’accueil de ces fantasmes plus ou moins avouables de contamination constitue un danger pour son narcissisme en tant que famille d’accueil confrontée à ceux dont elle dépend. Un tel aveu entraîne, dans l’esprit de la famille d’accueil, de manière consciente là, une crainte de se dévaloriser au yeux de leur propre Moi mais aussi de l’instance surmoïque que nous formons dans leur fantasme, ceci dans le sens où oser parler de ces idées irrationnelles dévalorise l’image qu’ils aimeraient donner d’adultes responsables et informés. Cette image reste, malgré les remises en question  que nous pouvons présenter, profondément influencée par celle de l’intervenant social, sûr de lui, professionnel, sans doutes irrationnels.

Fantasmes du groupe familial


    Les fantasmes de contamination constituent l’angoisse principale de la famille d’accueil. Cette contamination s’entend pour le sida mais également pour le mode de vie même du toxicomane. Si les familles peuvent être rassurées de manière relativement aisée quant aux risques biologiques, il n’en va pas de même pour les risques fantasmatiques qui tournent toujours autour de la sexualité, de ses conséquences et de la recherche transgressive du plaisir vécu sur un mode destructeur pour soi-même et pour l’entourage. La contamination du sida dans le cadre de la famille d’accueil s’aborde toujours sur le mode de l’exceptionnel, du singulier, de la probabilité infime à laquelle nul ne peut penser. La sexualité elle-même dans ce cadre n’est jamais abordée qu’à travers l’exceptionnel ou le transgressif invariablement attribuée au toxicomane et à sa "folie".

    Il est d’ailleurs à noter que risque de contamination, celui-là bien réel, par l’hépatite n’apparaît jamais dans les interrogations des familles d’accueil, même celles qui, de par leurs professions ou leurs connaissances devraient s’en inquiéter. La structure fantasmatique du risque de contamination en est par là confirmée puisque le risque le plus réel est mis de coté au détriment d’une angoisse sans beaucoup de fondement.

    Si les fantasmes ouvertement sexuels sur les modes de contamination n’apparaissent que rarement, il n’en va pas de même pour leurs rejetons. Un tel mode "allant de soi", les familles, suivent une régle d’abstinence qu’ils ont intériorisée sans qu’il soit jamais nécessaire de la rappeler,  et n’abordent jamais le sujet. Les fantasmes dérivés sont légion et ne sont que faiblement déformés. Nous en citerons pour exemple la question toujours évoquée de l’utilisation en commun d’un hypothétique rasoir ou brosse à dents, pratique rare même entre les membres d’une même famille ou celle d’un mélange de salive par l’intermédiaire des instruments du repas.

    De même, la contamination sociale, la "séduction des innocents" par la fascination du  mal n’interroge que le sujet accueilli jamais la famille dans son dysfonctionnement possible. Les mécanismes mis en oeuvre contre l’angoisse suscité par le sujet toxicomane se révèlent donc archaïques, de nature projective, difficiles à aborder dans le cadre du travail d’accompagnement de la famille d’accueil.

Fantasmes du sujet accueilli

    De même, la propre pathologie du sujet accueilli complique l’accueil. Les angoisses dues à l’infection HIV se combinent, dans notre population accueillie avec celles attribuables aux diverses problématiques toxicomaniaques. Le sujet toxicomane en famille est donc confronté aux pressions externes que constituent l’adaptation à un nouveau mode de vie dans une nouvelle famille et les exigences d’un suivi médical mais aussi aux pressions internes de sa problématique intra-psychique.

    De ce fait, il est alors tentant pour lui de recourir à des mécanismes de défense archaïques de type projectif ou d’évitement. L’interprétation accusatrice qui se fait à l’encontre de la famille d’accueil, suite généralement à une transgression de sa part ne peut que rarement tomber à coté.

    En effet, accuser la famille d’accueil de racisme ou de mise à l’écart du sujet déviant intervient toujours sur un terrain potentiellement délicat, surtout s’il est inconscient. La famille, particulièrement si elle a fait la démarche de devenir famille d’accueil, a tout fait pour refouler hors de sa vision les représentations archaïques qui sous-tendent la peur de la différence et les réactions de rejet qui y sont afférentes. Elle s’en sentira donc plus que concernée et culpabilisée.

    Pour le sujet accueilli, tenir ainsi à l’écart les représentations de sa propre part de responsabilité, aura l’avantage à court terme de préserver son narcissisme. Ceci entrave cependant toute assomption de sa part de sujet dans l’issue de sa situation. A plus long terme, la compulsion de répétition entraînera redites multiples de cette situation sans élaboration possible.

En guise de conclusion

    La rencontre des deux failles conjuguées de la famille d’accueil et du sujet toxicomane accueilli, à savoir la limite du discours rationnel et des représentations refoulées qu’il masque en ce qui concerne la famille associée à l’action de la pulsion de mort sous couvert de narcissisme chez le toxicomane crée une situation de confrontation explosive. La conjugaison de ces stratégies familiales et individuelles visant à tenir à l’écart des représentations ou des affects insupportables peut provoquer, si l’on n’y prend garde, des clivages massifs entre la famille et le sujet qu’elle est supposée soutenir, clivages qui mènent le plus souvent à un rejet mutuel et d’autant plus catastrophique qu’il provoque chez les intéressés un sentiment massif de culpabilité et/ou de honte qui interdit toute reprise ultérieure. Ceci peut avoir pour conséquences un abandon par la famille de toute activité d’accueil et pour le sujet rejeté une augmentation des conduites sous l’emprise de la pulsion de mort.

    Nous ne pouvons donc, dans ce cas de figure très limité, que recommander une précaution toute particulière dans la mise en oeuvre d’un projet de famille d’accueil mais également une attention des plus soutenues pour le déroulement du séjour, faute de quoi une telle expérience peut à, moyen terme, être considérée comme plus dommageable que bénéfique si les angoisses archaïques prennent le dessus dans la situation au détriment d’une approche fondée sur le sens que peut avoir un tel séjour.

    Le travail au niveau de la famille d’accueil pour les animateurs d’un réseau mais également un suivi individuel du sujet accueilli sont indispensables. La coordination bien souvent délaissée entre institutions l’est peut-être encore plus si l’on veut se garder des clivages induits par la situation "sur le terrain".





LE JEAN & LA BALANCE



Congrès Psy & SNC, 22 Novembre 2006, Paris, Cité des sciences Résumé paru dans la lettre de l’association AUTREMENT

Jean-Michel HUET, Psychanalyste, Paris

    Le jean et la balance prennent une place non négligeable dans l’imagination des femmes et particulièrement dans celles qui souffrent de troubles du comportement alimentaire (TCA). En effet, la persistance répétée de ces deux éléments dans le discours de toute femme prend une dimension particulière mais également paradoxale dans le discours des patients TCA. Dans notre société d’abondance occidentale, mais également dans des pays à l’économie émergente tels que l’Inde ou la Chine urbaine, le jean et la balance se constituent comme gardes fous de la ligne.

    Qui n’a pas entendu ou ne s’est pas entendu dire « je ne rentre plus dans mon jean» ou «  j’ai dépassé x kilos» ? A ce moment, jean et balance sont l’oracle, comme une pesée des âmes, plutôt que des corps, qui différencie l’acceptable de l’inacceptable voire le Bien du Mal.

    Il est à noter en outre, qu’à aucun moment chez les sujets souffrant de TCA , ou rarement chez les femmes à priori sans problème alimentaire, il n’est question, du moins dans ce qu’elles en disent, de la sensation intéroceptive (c’est-à-dire éprouvée de l’intérieur) de leur corps. Tout se passe comme si une majorité de femmes, voire la totalité de celles atteintes de TCA, étaient incapables, du moins spontanément d’écouter leur corps. Ceci dans la mesure où elles s’en remettent à une mesure extérieure.

    De ce fait, on peut se poser la question de ce qui en est de l’effet et de la cause quant aux troubles alimentaires : comment les femmes faisaient-elles avant l’apparition du jean ou de la balance pour contrôler l’évolution de leur poids ? La balance à usage médical ou de pèse-personne est contemporaine de la révolution industrielle et de la diffusion à grande échelle du changement radical qu’ont apporté à la vie humaine le couple train - horloge ou montre. En effet, sur la vie de tout un chacun, l’usage généralisé du train a apporté une modification essentielle, l’existence de l’horaire des trains, qui a amené la nécessité absolue de se référer à une mesure précise du temps. Alors qu’auparavant une approximation régnait sur le temps, l’horloge puis la montre qui existaient cependant depuis des siècles se sont révélées indispensables à la vie en société. Une nécessaire précision dans les actes de la vie courante était née.

    La disponibilité de balances précises et, j’insiste sur le terme « précis », et facilement accessible, par exemple dans les endroits publics n’a certainement pas provoqué l’apparition de l’anorexie mentale (décrite pour la première fois en 1873) mais elle a sans aucun doute contribué à faciliter son expression. Car, pour surveiller son poids de manière aussi minutieuse, la précision qui donne une apparence objective est nécessaire.

    De même, la mode du jean pour les femmes a fortement contribué, par l’adoption d’une coupe sans concession anatomique, j’entends qui ne soit pas ajustable, comme l’étaient les corsets, mais également qui moule au plus près du corps, à une attention portée au corps féminin sexué lui-même. En effet, le jean se constitue comme étalonnage de ce qui est montré, sans se dénuder pour autant, d’une partie du corps qui reste fortement sensible pour toute femme, étant particulièrement spécifique de la féminité dans la rondeur des hanches et des fesses.

    Le couple de la balance et du jean forment dans notre époque et dans notre civilisation occidentale et dans toutes celles qui aspirent à lui ressembler le moyen d’expression privilégié du contrôle du corps, j’ajouterai même du corps féminin sexué. La balance donne une impression de précision qui est associée dans notre esprit à une vérité immanente, le jean une impression de conformité (ou non) à un moule qui représente la trace du corps antérieur, peut-être même du corps idéal, puisque le pantalon fétiche est généralement associé à une période de la vie, le plus probablement reconstituée à posteriori, où le corps est vu comme idéal.

    Malheureusement pour les patientes souffrant de TCA, l’utilisation de ces deux moyens de contrôle ne va pas de soi particulièrement dans le cadre d’une vie réglée par l’obsession de la nourriture. Autant dans le contexte féminin ordinaire, c’est-à-dire légèrement névrotique quant à la question de l’attention excessive portée au corps, d’une surveillance de l’alimentation le système peut fonctionner à peu près, autant quand la machine s’emballe et que l’attention se fait pressante il a des effets franchement catastrophiques et anxiogènes.

    Tout d’abord, la fréquence des pesées, souvent pluriquotidiennes ne tient pas compte des variations pondérales normales de la journée et des grands cycles métaboliques. La précision de la pesée fait écran aux connaissances des patientes qui, la plupart du temps savent bien qu’en fonction des ingestats et des rejets le poids du corps varie dans la journée, mais confondent réalité du poids corporel et réalité du poids corporel ajouté à ce que contient le corps mais qui finira bien par en sortir. Ce qui peut se traduire par « ce qui est inscrit sur la balance est le poids de mon corps et rien que de mon corps». Ce qui est évidemment faux.

    Ensuite, une confiance similaire est accordée à l’oracle jean. Dans le cas de figure des TCA, à aucun moment la question des déterminants qui ont conduit au choix du jean étalon n’est posée. Quand on y regarde de plus près, le choix de ce jean en particulier revêt la plupart du temps une signification particulière.  Dans mon expérience, il est rarement fait mention d’un pantalon en rapport avec l’âge ou une corpulence réaliste de sa propriétaire. L’étalonnage se fait généralement par rapport soit à un age ou la croissance n’était pas terminée ou à un poids où l’indice de masse corporelle indique clairement que les TCA avaient déjà commencé. Le moule que constitue le jean étalon n’est que rarement, adapté à une corpulence raisonnable, mais l’aspect immuable, voire théorique rassurant, de l’objet masque fréquemment la question de la pertinence de son utilisation.

    Aussi, que vous souffriez ou non de troubles alimentaires, avant de vous référer à votre jean ou à votre balance, deux questions s’imposent de manière à éviter des angoisses autant inutiles que difficiles à supporter :

1. Quand me suis-je pesée pour la dernière fois ? Mon corps a-t-il eu le temps de prendre tout ce poids ou bien s’agit-il de quelque chose qu’il a ingéré et qu’il ne gardera pas forcément. La pesée n’ayant de sens que par une série d’observations espacées qui déterminent une courbe et non par un échantillonnage fréquent mais sans signification.

 2. Le jean chéri adopté comme étalon a-t-il une pertinence aujourd’hui ? S’agit-il d’un jean adapté à une personne de mon âge et de ma taille ou à celle que j’étais durant mon adolescence, voire à un moment où j’étais déjà malade et dénutrie ? Dans ce cas la question se pose peut-être beaucoup plus de la croissance, voire du vieillissement que de la corpulence, mais ceci est une autre histoire !

    Ces deux questions posées, il ne s’agit pas d’oublier que l’enjeu de tout un chacun est le bien-être et non trouver de nouvelles manières d’alimenter notre angoisse à défaut de notre corps.

Pour les sites pro-ana ou pro-mia ou Comment tirer profit des ses ennemis



    L’opinion généralement exprimée sur la question des sites, forums, ou blogs pro anorexiques ou pro boulimiques présents sur Internet, que ce soit par le grand public ou les professionnels de santé, se situe unanimement du coté d’une condamnation sans appel. Cependant pour consensuelle que soit l’opinion sur ce sujet délicat, le procès parait bien vite jugé.

    Pour préciser d’emblée nos intentions, nous tenons à préciser que le sous titre constitue une référence au texte de Plutarque (66-120 après JC) du même nom dont nous recommandons la lecture mais sur lequel nous reviendrons plus tard. Si ennemi il y a, il ne s’agit aucunement des victimes de l’anorexie et de la boulimie mais bien plutôt de la maladie elle-même qui détruit et mutile tant de vies et de talents.

Est-il possible de censurer les sites?  


    En effet, à nos yeux la question de l’interdiction des sites reste posée, d’autant plus que la structure même de la toile semble empêcher toute interdiction efficace. Du fait de sa dispersion, de sa décentralisation voulue au moment de sa conception, le web est conçu pour résister à toute tentative d’attaque massive contre les informations qu’il contient.

    La censure, du fait du caractère mouvant de la toile, de son actualisation permanente, de l’immensité de l’information contenue est virtuellement impossible comme l’on constaté nombre de pays reliés à la toile mais pourtant totalitaires. Le recours à des robots est peu praticable, du fait de la structure même du langage humain. Enfin, la limitation de l’utilisation des moyens humains, tant sur le plan numérique face à l’immensité de l’information contenue dans le web, que financier interdit également une censure efficace.

    Actuellement, la limitation des contenus interdits sur le web se fait de manière mixte, à savoir par une combinaison de moyens automatiques (robots de recherche) et d’interventions humaines. Les robots détectent, par une veille constante, de manière grossière les contenus prohibés qu’ils signalent aux intervenants humains qui interviennent plus ou moins vite selon leurs priorités et leurs disponibilités. Une autre méthode a recours au signalement par les internautes eux-mêmes d’un contenu illégal, mais cette option rencontre également les limitations inhérentes aux moyens humains, surtout dans le point d’étranglement constitué par l’intervention sur le contenu lui-même.

    Dans ce cas de figure, puisque la prohibition se montre inapplicable, comme l’ont été avant elle la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis et la prohibition des drogues dans notre société, il nous reste à voir ce qui peut être fait contre cette utilisation des nouvelles technologies mises au service d’une pathologie invalidante.

Prouver les effets délétères des sites pro-ana.


    En premier, la découverte par les professionnels des médias du prosélytisme de certains malades souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA) ne constitue que la découverte d’un phénomène déjà ancien mais jusqu’ici limité et donc peu repérable hors de certaines conditions. Ceux qui ont l’expérience des services hospitaliers recevant des patients adolescents, comprenant donc une forte proportion de TCA, savent bien que ces patients savent parfaitement s’organiser entre eux pour s’échanger des « trucs» de manière à mieux maigrir ou contrôler leur poids.

    Ce qu’Internet a apporté est un moyen de diffusion des ces recettes plus efficace mais n’est en aucun cas une nouvelle offre qui toucherait des populations innocentes. Ce moyen de diffusion est, de plus, bien plus visible par le non-initié que ne pouvaient l’être les recettes échangées entre patients ou entre adolescentes dans les cours de récréation.

    Cependant, il ne faut pas surestimer l’impact que peuvent avoir de tels sites pro ana, ana mia (pour pro anorexique) ou pro mia (pour pro boulimique). Il est déjà à noter que pour tout un chacun, profane en tout cas, il a paru nécessaire d’expliciter ces termes. Ce qui signifie clairement que seuls ceux ou celles ayant un intérêt particulier pour les troubles alimentaires, ou du moins la question alimentaire auront une chance, ou plutôt la malchance, de rencontrer ces sites par hasard.

    Pour ceux, ou plus probablement celles, qui auraient fini par aboutir sur de véritables sites prosélytes, qu’il s’agisse de sites personnels de blogs ou de forum, l’argument de la « séduction des innocents» ne tient guère. Comment imaginer que des êtres innocents soient pervertis par des sites dont la séduction insidieuse n’est pas le moyen de recrutement?

    Le fantasme populaire selon lequel la diffusion d’une propagande encourageant les troubles alimentaires par le moyen de l’Internet a significativement augmenté leur incidence n’a aucunement été prouvé. Par contre, le fait que certains sujets cherchent à se documenter sur les moyens de perdre du poids par l’intermédiaire des forums particulièrement est indéniable. Ceci dit, le fait de chercher à perdre du poids par des moyens extrêmes en fait des candidats à une pathologie prête à se déclarer, voire déjà déclarée. Tout au plus pourrait-on incriminer ces sites pour avoir facilité la diffusion d’une information qui aurait été plus ou moins facile à trouver sans l’Internet.

    Dans notre pratique quotidienne, pourtant fort fournie en troubles alimentaires, il nous reste encore à rencontrer celles qui auraient été amenées aux TCA par la fréquentation de ces sites, en toute innocence, sans désir antérieur de maigrir. On ne peut malheureusement pas dire de même en ce qui concerne celles qui ont entamé un régime recommandé dans un magazine féminin, les menant en droite ligne à l’anorexie ou à la boulimie. De même les canons de beauté actuels calqués sur des mannequins à la silhouette sans formes féminines ont beaucoup à répondre des aspirations des jeunes femmes ou des jeunes filles d’aujourd’hui qui ne peuvent imaginer qu’il s’agit d’un morphotype plus adapté à la mise en valeur des vêtements qu’à une représentativité de la plus grande majorité de la population féminine mais surtout d’une présentation d’images tronquées, retouchées dont les formes lisses ignorent le pli tant stigmatisé dans l’esthétique féminine idéale et cependant inévitable dans l’anatomie réelle.

    Les sujets concernés par l’influence délétère de l’Internet ne sont jusqu’ici que des sujets en phase morbide ou prémorbide. Pour démontrer cela, il suffit de dépasser une certaine réticence et de se confronter à la réalité même de ces sites.

La réalité des sites pro ana en elle-même.


    En préambule, la rumeur quant à la disponibilité infinie des sites pro ana ou pro mia sur le Web doit déjà être mise en doute. En effet, du fait de la lutte qui est faite auprès des fournisseurs d’accès Internet dans le monde entier pour les professionnels de santé, les pouvoirs publics, les familles de malades et parfois les malades eux-mêmes, ces sites sont particulièrement instables. Nombre d’entre eux sont régulièrement fermés par les fournisseurs, pour réapparaître chez d’autres fournisseurs quelques jours plus tard, donnant l’occasion à un jeu de piste virtuel constitué d’énigmes « pour celles qui savent» et qui pourront retrouver leur site à la manière d’une société secrète.

    La majeure partie des sites qui nous intéressent se répartissent en deux catégories : les sites d’apologie des troubles alimentaires proprement dits et les forums de discussion.

    Les premiers se caractérisent par leur caractère personnel, soit sous la forme de « page perso», soit sous la forme d’un « blog». Ils sont conçus et réalisés par un individu qui parle en son nom et parfois au nom de toutes les personnes souffrant de troubles alimentaires, s’arrogeant bien évidemment un mandat que nul ne lui a jamais confié. Nous n’avons, à ce jour, pas trouvé de site conçu par un groupe de malades, ce qui s’en rapprocherait le plus prend la forme d’un site personnel où sont venus s’adjoindre d’autres personnes intéressées à échanger sur la question.

    La plupart du temps, le site personnel prend la forme d’un témoignage sur la souffrance de son auteur. Qu’elle se manifeste à l’égard de la maladie elle-même en est la forme la moins dangereuse. Elle est le plus souvent fort dissuasive car la description réaliste des difficultés de vivre avec un trouble alimentaire ne peuvent guère encourager les postulants. Ces sites ne devraient pas être censurés dans la mesure où l’expérience des TCA est dépeinte sans complaisance et fournit en outre à leur auteur une bonne occasion d’exprimer son vécu et de recevoir des témoignages de soutien et peut-être même des conseils pertinents.

    Par contre, d’autres fois, la souffrance inhérente à la pathologie est déplacée sur une mise en cause d’éléments externes, permettant d’attribuer tout le malaise aux autres, c’est-à-dire à la famille, à l’entourage, et au milieu médical le plus souvent. La souffrance est reconnue mais attribuée à des causes autres que la maladie. Ces sites sont les seuls et véritables sites pro ana ou pro mia. Ils encouragent à la poursuite de l’anorexie et de la boulimie en tant que mode de vie, d’où les  bracelets de différentes couleurs portés, et reconnus par les initiées . L’apologie y est faite de la maigreur à l’aide de slogans tels que « thinner is better» (plus mince c’est  mieux), « vide = pure», « quad me nutrit me destruit» (ce qui ne nourrit me détruit), « we achieved what they can’t» (nous avons réussi là où elles ont échoué).

    Ces sites sont probablement les seuls sites où l’anorexie et les troubles alimentaires sont ouvertement glorifiés à dessein, cependant un certain nombre de facteurs limitent la portée de leur prosélytisme :

    Tout d’abord, il peut parfois être bien difficile de trouver, ou de retrouver, des sites pro ana, qui migrent au rythme des « persécutions» du « complot médical», et qui maintenant se réfugient derrière des mots de passe interdisant à celui ou celle qui « n’en est pas» l’accès au saint des saints. Pour maigrir heureuses, maigrissons cachées.

    Ce qui peut apparaître comme leur apparente ambivalence ou contradiction, en réalité une profonde méfiance des actions légales possibles contre leur contenu, peut donner d’emblée soit l’impression que ces sites ne sont pas pro ana ou pro mia si l’on ne lit que leur page d’accueil, soit d’un malaise ou d’une duplicité quant aux contenus qui y sont énoncés.

    Nous citerons pour exemple sur un même site la page d’accueil annonçant:

« Si vous recherchez à devenir anorexique ou boulimique sur ce site, quittez le. Vous ne trouverez pas d’information dans ce site, où sur aucun site référencé dans ce site pour devenir boulimique ou anorexique !».

Alors que quelques fenêtres plus loin le credo de l’anorexique affiche :

    Je crois en le Contrôle, la seule force suffisamment puissante pour apporter l’ordre dans le monde de chaos qui est le mien.Je crois que je suis la personne la plus vile, la plus dénuée de valeur et la plus inutile qui n’aie jamais existé sur cette planète et que je ne peux absolument pas mériter l’attention ou le temps de qui que ce soit.

Je crois que tous ceux qui disent autrement doivent être de parfaits idiots. S’ils pouvaient me voir comme je suis en réalité, ils me haïraient comme moi-même je me hais
Je crois que « il faut »et " je dois» sont des lois indestructibles qui doivent déterminer ma vie quotidienne
Je crois en la perfection et que je dois tout faire pour l’atteindre
Je crois que le salut réside dans faire un petit effort supplémentaire chaque jour
Je crois que les tables de calories sont issues de Dieu et je dois m’en souvenir à chaque moment
Je crois en la balance comme indicateur de mes réussites et de mes échecs journaliers
Je crois en l’enfer, car parfois je crois y vivre quotidiennement
Je crois en un monde en noir et blanc, en la perte de poids, en la rémission des péchés, en l’abnégation du corps et dans une vie de jeûne éternel

    En parcourant le site dont nous tirons ces quelques extraits qui nous semblent significatifs on ne peut être que frappé par l’impression d’ambivalence qui s’échappe de son contenu. En effet, les contenus y sont présents de manière clivée, les mises en garde et les descriptions cliniques tirées des manuels de psychiatrie y voisinant avec le credo de l’anorexique cité in extenso plus haut, mais aussi différents régimes, les mensurations et l’IMC de diverses personnalités du monde de l’image, des trucs pour manger moins ou pour mieux contrôler son poids, des photos, parfois retouchées, de mannequins squelettiques. A cet égard, deux hypothèses se présentent, sans qu’elles soient exclusives mutuellement, celles d’une prévention légaliste contre toute poursuite judiciaire possible associée à une apologie de la maladie, ou bien d’une ambivalence fondamentale reflétant à travers les arguments contradictoires affichés la lutte entre la maladie, pourtant ici ouvertement revendiquée et assumée, et une partie plus « saine» qui ne parvient pas à s’accommoder de la souffrance des symptômes.

    De plus, à ceux ou celles qui ont eu assez d’énergie pour s’engager dans une recherche sur le net parfois difficile, la sensation peut vite se faire d’avoir accédé à un monde d’initiées, le vocabulaire y est spécialisé, voire hermétique ou codé. Les positions prises sont généralement extrêmes, voire caricaturales dans leur extrémisme de la minceur et de leurs louanges quant aux immenses avantages de la même minceur. Le manque de nuance inhérent à celles qui veulent convaincre les mène à ostraciser pêle-mêle le corps médical dans son entier, la famille, la société de consommation à la façon des adolescents qui « aiment à être incompris» pour citer D.W. WINNICOTT

    L’exclusivité de tels « clubs» n’en fait pas l’accès facile à tout un chacun, n’en fait pas parti qui veut. A certaines postulantes demandant sur un forum comment devenir anorexique il fut répondu sans ménagement et sans ambiguïté : « on ne devient pas anorexique on l’est !», renvoyant de manière brutale et élitiste les postulantes  (en anglais « wannabee») à leur confusion innocente entre minceur et cachexie anorectique.

    La discrimination entre les sites authentiquement Pro-ana et ceux de libre expression des patients souffrant de TCA n’est guère aisée à faire. Seule une lecture attentive par un spécialiste des TCA, ou peut-être même une patiente guérie ou en voie de guérison, malgré toute sa subjectivité, pourrait être une manière d’exercer un filtrage entre les Pro-ana déclarés, ceux qui agissent de façon plus voilée et les sites qui relèvent d’une expression d’une souffrance personnelle qui ne serait pas incitation.

    L’exemple des sites anglo-saxons en est particulièrement flagrant. L’extrême légalisme, conséquence d’une crainte de toute répercussion potentiellement judiciaire du contenu d’un site, provoque une contradiction, voire une hypocrisie intrinsèque dans de nombreux sites. En effet, chaque site met en avant de nombreuses mises en garde contre les TCA dans sa page d’accueil. Malheureusement, le contenu se révèle généralement profondément en contradiction avec ces mises en garde vertueuses. Il n’est pas rare de trouver de trouver sur un même site mise en garde légale, conseils pour maigrir associés à une franche apologie de la thinspiration. Dans d’autres sites, la limite est plus malaisée à discerner. Si l’on exclut les sites les plus contradictoires, hypocrites ou franchement sournois dont le contenu est en contradiction évidente avec les intentions annoncées, il reste cependant un bon nombre de sites dont la bonne foi n’est pas contestable mais dont le point de vue peut présenter diverses déformations ou informations fallacieuses potentiellement dangereuses.

    Le vécu de chacun, quant aux soins par exemple, est fortement subjectif mais peut parfois être pris comme argent comptant, que ce soit dans un sens positif ou négatif, par des lecteurs ou lectrices, potentiels malades, il faut le rappeler. De ce fait, les effets provoqués par telle ou telle prise de position, sur la méthode de soins par exemple, ne sont pas sans conséquences sur des sujets en état de fragilité. Telle patiente décidera ou ne décidera de ne pas entreprendre de soins selon le vécu relaté souvent sans distance sur le site.

    Autant ces conséquences peuvent être positives, autant elles peuvent également être négatives selon que les conseils iront dans un sens ou un autre, sans pour autant d’ailleurs que l’expérience singulière ne valide une démarche plutôt qu’une autre.

    La question des forums de discussion est, elle aussi, cruciale et bien moins considérée ou dénoncée que les sites Pro-ana. Tous les sites généralistes consacrés à la santé et au bien-être, ou presque, possèdent une rubrique nutrition ou régime parfois « Anorexie-Boulimie». Dans ces rubriques s’échangent conseils, opinions souvent militantes, extrémistes, éventuellement apologétiques de l’anorexie ou des TCA. Ces conseils concernent les méthodes pour maigrir de manière drastique, ceux pour peser plus sur la balance sans pour autant prendre de poids, etc. Les propos les plus virulents y sont tenus, les conseils plus inadaptés, voire les plus délirants, y sont prodigués et les comportements les plus inadaptés ou les plus dangereux y sont encouragés.

    Aucune supervision ou censure ne semble exercée par les responsables de site ou leurs webmasters si l’on considère la persistance dans le temps des propos les plus aberrants, et peut-être n’est-il guère possible de la faire. En tout cas, la question est posée et mérite que les diffuseurs de messages potentiellement léthaux auprès de populations fragiles se sentent interpellés. Nous aurions quelques suggestions à faire à ce propos.

    Maintenant que la question de la dangerosité de ces sites est posée, à défaut de pouvoir soit les faire efficacement interdire ou de limiter leur action, il existe peut-être une possibilité de les utiliser dans un sens moins néfaste.

Profiter de ses ennemis.


    L’idée nous en est venue à la lecture de « Comment tirer profit de ses ennemis» du grec Plutarque (2ème siècle après JC) également auteur du classique « La vie des hommes célèbres». Dans ce petit ouvrage récemment réédité, dont nous avons parodié le nom à titre d’hommage, Plutarque explique en bref que les critiques ou les attaques qui nous sont faites ne visent certes pas notre bien mais qu’elles peuvent nous être utiles. En effet, bien qu’elles soient faites pour nuire, ces attaques contiennent souvent des éléments de vérité ou de réalité. Ces éléments sont certes déformés, délibérément gauchis ou caricaturés mais il est possible de nous en servir pour nous réformer.

    A notre fréquentation, d’abord curieuse des sites Pro-ana et des forums consacrés aux troubles alimentaires il nous a semblé que ces sites et ces forums pouvaient nous servir en deux points.

De manière clinique dans un but d’apprentissage


    Tout d’abord la liberté d’expression, la grande sincérité et une grande authenticité y règnent. Nous ne parlons évidemment pas dans ce cas d’une expression de La Vérité mais bien de la vérité subjective, aussi pathologique soit-elle de ces patients. Cette sincérité est fort rarement obtenue même dans les relations thérapeutiques les plus confiantes et abouties. Ceci pour deux raisons majeures, pour pouvoir parler en toute véracité il faut qu’une occasion se présente, le plus souvent sous la forme d’une écoute jugée compétente par le locuteur. Parler dans le vide n’amène rien alors que la sensation, voire l’illusion d’être compris permet de dégager une parole qui vient du plus profond de l’être. Ensuite, outre la compétence de celui qui écoute, se pose la question de sa fiabilité, du respect des choix du sujet parlant sans chercher à le mener dans un chemin qui ne serait pas le sien, chemin de la seule prise de poids le plus souvent.

    Cependant, l’acquisition d’une telle confiance dans la relation thérapeutique ne va pas sans effets sur le discours des patients soufrant de troubles alimentaires. En effet, le travail qui mène à une relation stable et confiante passe par une élaboration qui peut être parfois fort discrète, voire inconsciente, de représentations et de fantasmes primitifs concernant particulièrement l’alimentation et le corps. De ce fait, n’apparaissent rapidement au décours du travail thérapeutique que les fantasmes les plus avouables à un tiers « qui n’en est pas», de peur de paraïtre ridicule ou idiot.

    Nous en donnerons pour exemple une idée fort répandue chez les patientes anorexiques qui craignent régulièrement de manger des aliments qui les feront grossir comme par magie de plus que du poids ingéré. Sur ce sujet très précis, portant exclusivement sur la question de la nourriture ingérée, nos patients sont incapables de concevoir la conservation des poids et des quantités et ne semblent pas avoir atteint un stade appelé « opérations concrètes» par Jean PIAGET, alors que ce stade du développement intellectuel, apparaït vers l’age de 7 ans. Interrogées plus en avant, elles peuvent parfois reconnaître que cela leurs semble aberrant mais qu’elles ne peuvent s’empêcher de croire à cette possibilité de prendre du poids supplémentaire alors qu’elles savent pertinemment qu’il n’en est rien, ce qu’elles ont souvent plus que prouvé en atteignant des niveaux d’étude où de telles notions sont absolument nécessaires.

    Ces fantasmes extrêmement infantiles n’apparaissent que dans des conditions assez exceptionnelles dans des thérapies au long cours, dans le cadre d’une double confiance à la fois dans le thérapeute mais aussi confiance du patient en lui-même dans la mesure où il peut avouer, le terme n’est pas trop fort, des failles inavouables. Cependant, pour les quelques fantasmes qui tardent à apparaître dans le cadre privilégié de la consultation, combien nous échappent-ils ?

    Alors que dans les sites de discussion, ceux-ci s’expriment de manière transparente dans la relation de confiance qui s’installe de pair à pair. Les forums de discussion offrent au clinicien un matériel riche à la fois en termes de contenu mais également en termes d’histoire et d’évolution de la maladie. Quand la consultation de malades anciens est pléthorique, rares sont ceux ou celles qui n’ont commencé à se restreindre ou à déraper dans des crises que depuis quelques semaines, alors que la fraîche apparition de ces symptômes est souvent décrite par des sujets inquiets dans les forums Internet consacrés à la santé ou la nutrition. D’où, à mon sens, un terrain clinique à ce jour assez délaissé mais qui reste à explorer pour une exploration plus avancée, voire pré médicalisée des troubles alimentaires débutants.

De manière à mieux soigner


    En outre, point plus délicat, ces sites et ces forums peuvent nous, j’entends dans ce nous les soignants, permettre de repérer nos défauts et nos complaisances thérapeutiques. Ainsi, qui n’a pas entendu du mal ou des critiques de tel ou tel confrère, sans penser que celui qui les rapportait n’exagérait pas ou ne manifestait pas une résistance ? Les forums et les sites débordent de témoignages, certes parfois douteux ou tendancieux, sur tel ou tel soignant qui n’a pas su complaire à la plaignante.

    Le monde médical et para médical y est décrit comme incompétent, brutal, trop sûr de lui et de son savoir, incapable de se départir de ses théories et de ses idées préconçues, trop impatient pour écouter la souffrance des patients, trop méfiant pour ajouter foi à leurs dires, voire éventuellement trop préoccupé de gains ou de carrière pour compatir à la souffrance exprimée.

    Tout d’abord, la première plainte que font les patients souffrant de troubles alimentaires est le manque de connaissances précises du monde médical quant à leur pathologie. En effet, nombreux sont les témoignages qui décrivent des soignants débordés par une pathologie que leurs patients connaissent mieux qu’eux. La situation est ici paradoxale de patients surinformés, ceci de manière traditionnelle mais surtout depuis la diffusion infinie de la bulle Internet, qui en savent effectivement plus que des praticiens non formés à cette pratique spécifique, ou qui le croient. La grande majorité des patients en a plus lu sur son symptôme que le soignant non spécialisé mais parfois même que celui qui l’est, particulièrement dans le domaine de l’actualité, généraliste ou spécialisée.

    Peut-être, faudrait-il entendre cette remarque récurrente et concevoir que le traitement des troubles alimentaires ne se situe que dans une approche spécialisée par des praticiens possédant assez d’expérience pour en savoir plus que leur patient, certes surinformé. Ceci qu’il s’agisse de prise en charge somatique ou psychothérapique.

    De plus, bien que la sensibilité, voire l’extrême vulnérabilité des patients souffrant de TCA soient régulièrement décrites dans les manuels, nombreux sont les témoignages de malades qui ne se sont pas senties écoutées dans un cadre laissant à leur souffrance la possibilité de s’exprimer. Ici, il s’agit moins d’incompétence que de conditions de temps, et de respect de la parole de l’autre. En effet, l’approche et particulièrement les premiers contacts avec ces malades nécessitent une attitude d’écoute associée à une neutralité particulièrement bienveillante, l’accent étant à mettre beaucoup plus sur l’aspect bienveillance que sur une neutralité parfois ressentie par ces patients, souvent échaudés par de multiples consultations infructueuses, comme un désintérêt blasé. Ceci s’exprime par la demande récurrente dans les forums Internet d’un thérapeute compétent mais aussi « sympa», ce qu’il faut probablement par une demande de soutien et de réassurance, dans la mesure où le transfert est un enjeu majeur dans la continuation la prise en charge de ces patients.

    En écoutant, si on peut le dire ainsi, ce qui se dit dans les forums Internet où interviennent régulièrement des patients souffrant de troubles alimentaires, il est possible de dégager leur demande quant au profil du soignant idéal.

    Celle ou celui-ci est recherché dans une opposition absolue à une ligne de contrainte telle qu’a pu l’exercer un entourage débordé par son angoisse. Ni la contrainte, ni les menaces ou du moins ce qui est ressenti comme telles n’auront d’effet  sur ces patients, du moins d’effet positif. De même, une neutralité analytique classique, ou une consultation médicale par trop précipitée seront généralement ressenties comme une indifférence absolue à leur mal.

    On voit dès lors que la ligne à suivre en présence de ces patients est une voie bien étroite et tortueuse qui n’est pas sans rappeler l’art de la stratégie telle que l’enseignent les classiques. Il s’agit dès lors d’alterner selon le transfert actuel du patient entre une position de contenant qui ne doit jamais être étouffante et une position de distanciation qui ne doit pas passer pour de l’indifférence. A ce prix, il est à la fois possible de se situer comme allié du patient sans s’aligner pour autant sur les symptômes les plus extrêmes. En bref, soutenir l’anorexique et la boulimique mais ni l’anorexie ni la boulimie.

La question des magazines féminins et culte de la maigreur.


    Enfin, pour revenir à la question de la nocivité des sites web, la question qui se pose à leur encontre ferait beaucoup mieux de se poser quant aux magazines dits féminins. Certes l’apologie de l’anorexie ne se retrouve pas dans leurs pages, on pourrait même dire que depuis quelques années, les journaux féminins ont beaucoup fait pour informer les populations à risque des dangers des troubles alimentaires.

    Cependant, derrière un masque de respectabilité et d’institutionnalisation, l’exhibition et l’idéalisation depuis plusieurs décennies de modèles féminins en sous-poids, voire franchement cachectiques, n’a pas été sans conséquences sur les canons de la beauté telle que l’envisagent les femmes.

    De plus, la rente de situation des régimes centrés sur la perte de poids à court terme à laquelle participe également la partie du corps médical qui invente toujours de nouveaux régimes miracles n’est pas pour rien dans la quête effrénée qui mène certaines aux TCA. Il est difficile de trouver un magazine féminins qui ne fasse pas toute ou partie de sa première de couverture sur comment perdre deux, trois, cinq kilos avant, la plage, les vacances, le mariage, après Noël, l’accouchement, etc.

    Les sites Internet qu’ils soient officiellement Pro ana ou pas ont un mérite que n’ont pas les magazines institutionnalisés : leur nouveauté et la suspicion qui s’y attache. La nouveauté du procédé le rend suspect, de même que l’absence manifeste de contrôle externe sur les contenus Internet, alors que remettre en question ce qui a eu l’honneur d’être édité et imprimé reste encore difficile.

Pour un droit de réponse ou une notice de précaution ajoutée à ces sites ?


    Enfin, en guise de conclusion, nous nous permettrons de suggérer trois pistes pour limiter, si cela peut s’avérer nécessaire, les possibles nuisances des sites Pro ana qui, il faut bien le rappeler, ne menacent probablement que ceux ou celles qui étaient déjà menacées avec ou sans Internet.

    Tout d’abord, une voie limitative du contenu peut s’offrir avec les logiciels de contrôle parental, ce qui paraît possible en ce qui concerne la pornographie peut éventuellement être appliqué pour ce qui pourrait être considéré comme un contenu tout aussi violent et déstabilisant pour des âmes sensibles et influençables. Ceci dit, le contournement d’un tel est certainement autant possible que pour les sites pornographiques auxquels les adolescents ne se gênent pas d’accéder.

    En outre, il paraitrait peut être possible d’envisager la mise en place par les fournisseurs d’accès, sans entraver pour autant la libre expression de chacun, d’insérer au moyen de « pop-up», c’est-à-dire de fenêtres apparaissant automatiquement sur l’écran des mises en garde basée sur le modèle des avertissements qui ornent les paquets de cigarette prévenant de manière claire et concise des dangers des troubles alimentaires.

    Enfin, la meilleure mais probablement la plus difficile à mettre en place des mesures serait de pouvoir exercer un droit de réponse ou de rectification des professionnels de santé ou des associations de lutte contre les troubles alimentaires. Mais cette mesure nécessiterait un engagement considérable et une vigilance constante de  la part d’acteurs déjà bien occupés à traiter les troubles, ceci d’autant plus que les actions de prévention primaires comme celle envisagée ici restent difficiles à évaluer quant à leur efficacité réelle.

    Pour conclure, la question qui se pose à tous qu’ils soient professionnels de santé, parents ou éducateurs, malades avérés d’un trouble alimentaire ou sujet dans une phase de fragilité, n’est guère de la dangerosité spécifique des sites Pro ana ou Pro mia. Nous espérons en effet avoir convaincu le lecteur si ce n’est de l’innocuité de tels sites du moins de leur peu de dangerosité pour les « innocents» terme par lequel nous entendons les sujets non concernés par les troubles alimentaires avant un premier contact avec les sites Pro ana.

    La question se constitue certainement plus autour de la réponse à apporter qu’elle soit directe, sous forme de limitation de la nocivité éventuelle de ces sites d’une manière ou d’une autre, ou indirecte, sous forme d’une démarche qui nous permette de mieux appréhender la maladie dans une phase de début peu accessible à l’étude jusqu’ici et d’en tirer des connaissances qui nous servirons à mieux lutter contre les troubles alimentaires.

  1. PLUTARQUE « Comment tirer profit des ses ennemis», Rivages poches, Petite bibliothèque, Editions Payot & Rivages, Paris, 1993
  2. Conçu dans les années 60 par le ministère de la défense américain, le web est issu d’un système de communication militaire décentralisé, utilisant le réseau téléphonique civil, dont le but était de ne pas offrir à une attaque nucléaire massive d’objectif clairement défini. La dispersion, la redondance permettait de continuer à acheminer des informations stratégiques malgré la perte d’une partie des composants du système par l’utilisation de routes alternatives telles que le réseau téléphonique, impossible à détruire complètement en quelques frappes. 
  3. Au moment où nous écrivons, il ne semble pas exister de robot qui puisse saisir l’immense subtilité du langage humain. Le phénomène que le linguiste Noam CHOMSKY nomme la « grammaire générative» l’en empêche. En effet, alors que tout être humain peut comprendre, ou concevoir, un énoncé qu’il n’aurait jamais entendu, la machine en est incapable. Donc elle ne peut agir subtilement sur un énoncé qu’elle ne comprend pas complètement d’où un certain nombre d’erreurs grossières que l’on constate régulièrement par exemple dans les moteurs de recherche.
  4. De plus, pour qui aurait sciemment l’intention de tromper ou de dissimuler un message le recours aux tropes (métaphore et métonymie) rend impraticable à toute machine la compréhension d’un tel message. Aucune d’entre elles ne saurait trouver à l’expression « mort aux vaches» la moindre intention subversive.
  5. A noter que depuis quelques temps les « confréries» d’anorexiques se rassemblant sur la toile, particulièrement utilisent des ruses issues des sociétés secrètes, tant à la mode depuis le succès « Da Vinci code». Empruntant pour écarter les non initiées des ruses dignes des Illuminati, elles forgent quasiment par là la rumeur d’un complot destiné à faire maigrir les adolescentes innocentes, reflet narcissique et new age du « protocole des sages de Sion» ou du complot communiste mondial des générations précédentes.
  6. A noter que ces sites regroupant apparemment plusieurs intervenants paraissent le plus souvent instables, leurs adresses changent régulièrement, des mots de passe en interdisent l’accès, voire ils disparaissent simplement. Outre le fait que certains passent dans la clandestinité pour échapper aux profanes, d’autres disparaissent probablement simplement du fait des tensions inhérentes au maintien de tels groupes. En effet, la question de la rivalité dans l’expression des symptômes génère souvent une agressivité au sein des groupes de malades, particulièrement chez les patientes souffrant d’anorexie mentale.
  7. - couleur rouge (avec éventuellement une libellule) pour les anorexiques, pourpre pour les boulimiques, vert pour celles qui sont entrain de jeûner. Dans le texte original : This site is a pro-ana pro-mia website plus forum and anorexic / bulimic chat room.¨It is for support of those who already have anorexia / bulimia and/or those that accept people that are anorexic or bulimic.¨Some images, links text and thinspiration may be considered triggering in nature.As well, if you are looking to get anorexia / bulimia by being here then please leave. You will not find information contained within this web site, forum, or any site linked to / from this website on how to become anorexic or bulimic.¨If you do not accept the condition of anorexia / bulimia / other eating disorders plus the pro-ana pro-mia movement then you must also leave this proana website immediately.¨Also you will not use this pro-ana pro-mia web site and or forum against anyone in any conceivable manner.
  8. I believe in Control, the only force mighty enough to bring order to the chaos that is my world. 
    1. I believe that I am the most vile, worthless and useless person ever to have existed on this planet, and that I am totally unworthy of anyone’s time and attention.
    2. ¨I believe that other people who tell me differently must be idiots. If they could see how I really am, then they would hate me almost as much as I do.
    3. I believe in oughts, musts and shoulds as unbreakable laws to determine my daily behavior.
    4. I believe in perfection and strive to attain it. 
    5. ¨I believe in salvation through trying just a bit harder than I did yesterday. 
    6. ¨I believe in calorie counters as the inspired word of god, and memorize them accordingly. 
    7. ¨I believe in bathroom scales as an indicator of my daily successes and failures
    8. ¨I believe in hell, because I sometimes think that I’m living in it. 
    9. I believe in a wholly black and white world, the losing of weight, recrimination for sins, the abnegation of the body and a life ever fasting.
  9. In J. PIAGET & B. INHELDER « Le développement des quantités chez l’enfant», Neufchâtel, Delachaux et Niestlè, 1941
  10. « Je fais en sorte que l’ennemi prenne mes points forts pour mes point faibles, mes points faibles pour mes points forts, tandis que je transforme en points faibles ses points forts et que je découvre ses failles… Je dissimule mes traces de façon à les rendre indécelables ; j’observe le silence afin que nul ne puisse m’entendre» in SUN TZU « L’art de la guerre « p 132 Flammarion, Paris 1972.
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